Plusieurs personnes ont été blessées ou tuées ces dernières semaines dans le cadre de règlements de comptes liés au trafic de drogues en France. Certaines victimes n’avaient rien à voir avec ce fléau. Le sénateur lyonnais LR Etienne Blanc, dans cet entretien accordé à Mag2Lyon en tant que rapporteur d’une commission d’enquête parlementaire sur le narcotrafic, alertait sur son ampleur. Les parlementaires auteurs de ce rapport issus de différents partis politiques sont tombés d’accord sur un constat inquiétant : la France est submergée par le narcotrafic. Ce travail dresse un état des lieux détaillé de la situation en 600 pages avec 700 pages d’annexes en sus, et, au final, 35 recommandations. Propos recueillis par Lionel Favrot
Dans quelles conditions axez-vous lancé cette commission d’enquête?
Etienne Blanc : Les Parlementaires ont relativement peu de poids sous la Ve République. On ne maîtrise pas l’ordre du jour. L’Assemblée peut même être dissoute à tout mo- ment par le Président de la République. En revanche, on a la possibilité de demander des commissions d’enquête. C’est l’article 51 de la Constitution de 1958. Ce droit a été exercé par Bruno Retailleau, président du groupe LR au Sénat. L’usage veut que ce soit bicéphale, c’est-à-dire avec un sénateur d’une tendance et un député d’un autre. J’ai donc été nommé rapporteur et la présidence à été confiée à Jérôme Durain, député PS de Saône-et-Loire.
Pourquoi ce choix du narcotrafic en France ?
Parce que nos collègues parlementaires des Bouches-du- Rhône ont été confrontés à une explosion de la violence à Marseille avec plus de 80 morts en deux ans! Mais aussi parce qu’on sait qu’aucun territoire de notre pays n’est vrai- ment épargné.
“Quand vous êtes élu et que vous recevez des familles dont un gamin a été brûlé vif ou découpé en morceaux, vous êtes sensible à ces questions. Quel que soit votre bord politique, vous vous dites qu’il faut absolument les protéger”
En quoi ont consisté vos travaux?
Il faut rappeler qu’une commission d’enquête dispose de moyens très importants. On peut même convoquer un ministre et, si une personne refuse de témoigner, on peut mobiliser les gendarmes pour aller la chercher. Toutes ces auditions se font sous serment. Si on nous ment, on est poursuivi pénalement avec des sanctions particulièrement sévères.
Vous n’avez pas abordé la question de la légalisation du cannabis?
Non. On a été très clair depuis le début: les questions so- ciales n’étaient pas à l’ordre du jour. On a défini des thèmes précis : Comment ce narcotrafic s’organise ? Qui l’alimente ? Quelles sont les solutions? Ce qui a donné lieu à six mois de travaux avec 70 auditions, plus des tables rondes et des déplacements, notamment à Marseille, Lyon et Dijon.
On s’est concentré sur le trafic, son organisation, les risques qu’il génère et les mesures à prendre pour y remédier. On voulait aussi évaluer la réponse du gouvernement pour voir si elle était à la hauteur des enjeux
Qu’est-ce qui vous a marqué dans ces auditions car vous êtes un élu expérimenté, ce n’est pas un sujet que vous découvrez ?
Non, j’avais déjà évidemment une vision de ce sujet mais ce qui a profondément marqué, c’est que ce trafic de drogue ne se concentre plus dans les métropoles mais irrigue désormais l’ensemble du territoire national.Y compris de toutes petites communes. Exemple: la police a découvert des laboratoires de fabrication de stupéfiants dans des villes moyennes. L’autre point qui m’a frappé, et les médias s’en font régulièrement l’écho, c’est l’extrême violence liée à ce trafic. Une violence sans limite. Enfin, c’est l’incapacité du gouvernement à mettre en place un plan stups vraiment cohérent. Un plan d’ensemble. Ce qu’on nous a transmis nous a paru bien trop léger.
Dans quel secteur périphérique ou rural avez-vous se développer ce trafic ?
Par exemple au Creusot, en Bourgogne, et les petits villages alentours.
Est-ce que les narco-trafiquants ont infiltré le système politique, judiciaire et français policier comme dans certains pays? On a vu récemment des élus, des magistrats et des policiers mis en cause dans certaines affaires. On soupçonne que des informations fuitent pour informer des narcotrafiquants.
Vous me demandez si la France devient un narco-Etat ? C’est évidemment une question qu’on s’est posée. Non, la France n’a pas atteint le stade de certains pays d’Amérique du Sud, mais on a un certain nombre de signes inquiétants, en particu- lier cette violence armée utilisée par des groupes extrêmement organisés. Il faut être prudent dans l’affaire de l’évasion de ce narco-trafiquant où ont été tués des fonctionnaires de l’ad- ministration pénitentiaire car l’enquête est encore en cours. Mais une telle attaque suppose effectivement d’avoir été renseigné sur les horaires, donc d’éventuelles complicités. Ce que je voudrais dire aussi, c’est que les démocraties peuvent mourir de leurs faiblesses et qu’il faut donc être extrêmement vigilant.
On parle aussi de menaces sur les dockers car une partie de la drogue arrivent par des ports. L’un d’entre eux, Allan Affagard, a été assassiné en juin 2020 et les tueurs n’ont toujours pas été identifiés…
Oui, on a abordé ce sujet. On sait que déplacer un container au bon endroit pour qu’ils soient plus facilement récupéré par des trafiquants peut rapporter 50000 €. On sait que des dockers ont peur alors qu’ils ont pourtant des syndicats solides. Mais en face, il y a des organisations de narcotrafiquants très puissantes.
Ces menaces, c’est un phénomène qu’on sous- estime en France?
On n’en a surtout pas l’habitude. Il faut donc docu- menter ces cas de menaces ou de corruption car mis bout à bout, ils démontrent l’ampleur du phénomène. Si on a un doute, on peut re- garder ce qui se passe chez nos voisins européens. Un trafiquant de drogue a menacé d’enlever et de tuer une princesse des Pays-Bas (1). Dans ce même pays, un journaliste a été assassiné parce qu’il était en contact avec un témoin à charge contre un narcotrafiquant. Le frère de ce témoin et son avocat ont également été assassinés (2).
Avez-vous auditionné des magistrats qui se sentaient menacés ?
Des magistrats nous ont dit qu’ils ne se sentaient pas particulièrement à l’aise quand ils doivent rendre un jugement devant une salle de 150 personnes et que la lecture du jugement entraine des hurlements et des signes de révolte dans ce public. Notre analyse, c’est qu’on atteint un stade inquiétant et qu’on pourrait basculer du mauvais côté. Le président de la Commission d’enquête a déclaré que la France était “au bord du gouffre”. Chacun a son expression mais au fond, on a le même sentiment. Personnellement, je parlerai d’un point de bascule. Combien de temps faudra-t-il à la France pour devenir un narco-Etat ? En tout état de cause, il ne faut plus laisser la situation se dégrader.
Est ce qu’il y a eu des divergences entre les membres de cette commission d’enquête?
Non, au final, toutes les tendances politiques ont voté ce rapport. Les écologistes ont simplement souhaité ajouter une contribution sur la légalisation du cannabis mais encore une fois ce n’était pas le sujet. Mais le rapport lui même, ils l’ont voté.
Comment expliquez-vous ce consensus car la sécurité est habituellement un sujet d’affrontements entre la Droite et la gauche en France ?
Oui, il y a des divergences. Mais quand vous êtes élu à Mar- seille -ou ailleurs-, et que vous recevez des familles, sou- vent de milieux populaires, et souvent immigrées, dont un gamin a été brûlé vif ou découpé en morceaux, vous êtes sensibles à ces questions. Quel que soit votre bord politique, vous vous dites qu’il faut absolument les protéger. Des familles à qui les assassins ont envoyé des vidéos de ces violences. On a visionné des faits insoutenables pendant cette commission.
Pourquoi les réponses du gouvernement vous semblent insuffisantes ?
Parce que ces mesures vont dans le bon sens mais qu’elles ne vont pas assez loin. On a même trouvé ce plan stup’ indigent. Exemple : le ministère des Finances n’est pas inclus ! Or, Bercy, c’est Tracfin, donc le renseignement douanier. Ces renseignements du premier cercle peuvent déclencher des moyens d’investigation extrêmement efficaces.
Pourtant, Gérald Darmanin a une réputation de ministre très sécuritaire. Il est même souvent contesté sur ce point… Et vous, vous le trouvez léger ?
Je pense qu’il va reprendre sa copie et la muscler.
Que pensez-vous de ses opérations “place nette” qui visent à dégager les narcotrafiquants d’un quartier ?
Il s’agit surtout d’opérations de maintien de l’ordre. Je ne dis pas qu’elles ne sont pas nécessaires ! L’ordre public, c’est important. Mais il ne faut pas s’arrêter là. La preuve que ces opérations sont inefficaces par rapport à l’organisation des trafics? Elles n’ont d’incidence ni sur les prix ni sur les délais de livraisons de la drogue dans ces quartiers. Cela veut dire que ces saisies, même importantes, restent une goutte d’eau par rapport aux stocks de drogue et aux quantités en circulation.
(1) Arrêté en Espagne en janvier 2024, Karim Bouyakhrichan a été libéré fin avril à la faveur d’un conflit entre deux procédures, l’une initiée dans ce pays, l’autre aux Pays-Bas. Propriétaire de 172 maisons en Espagne pour une valeur totale de 50 millions d’euros, il est soupçonné de diriger l’un des réseaux de la Mocro Maffia. Cette mafia marocaine est aujourd’hui considérée par les experts comme la plus dangereuse des réseaux de narco-trafiquants. Karim Bouyakhrichan a du payer une caution de 50 000€ pour être libéré et remettre son passeport mais il s’est évanoui dans la nature. On le soupçonne d’avoir rejoint clandestinement le Maroc.
(2) Le journaliste Peter R. deVries a été blessé par balle le 6 juillet 2021 dans la rue et il est mort neuf jours après. Neuf personnes soupçonnés d’être impliquées dans cet assasinat ont été jugées en janvier 2024. Le verdict est attendu pour le mois de juin prochain .
« En 2022, 53 % des victimes d’homicides volontaires
ou de tentatives d’homicide volontaire avaient moins de 25 ans. »
Radicalisation et rajeunissement de la violence
Ce rapport parlementaire alerte tout particulièrement sur l’enrôlement de petites mains de plus en plus jeunes pour des tâches qui vont jusqu’au règlement de compte.
En France, l’escalade de la violence liée au trafic de stupéfiants se confirme. Une radicalisation nette du phénomène s’observe au travers de sa diffusion à l’ensemble du territoire national, y compris dans les villes moyennes, de la jeunesse des acteurs (auteurs et victimes) et de la nature des faits observés. Les violences sont très marquées dans les zones stratégiques du trafic de drogues, notamment les grandes métropoles avec leurs nombreux points de deals. Elles interviennent le plus souvent dans un contexte de rivalités entre trafiquants, se traduisant par des enlèvements, séquestrations, des règlements de comptes, mais aussi des homicides volontaires et des tentatives d’homicide volontaire (qui ont augmenté de 12 % entre 2021 et 2022).
Au-delà de ces bastions historiques, les violences s’étendent désormais aux villes de taille moyenne. En effet, les groupes criminels exercent, ou aspirent à exercer, leur influence au-delà de leur zone d’implantation originelle. Plusieurs quartiers sensibles de ces communes sont le théâtre d’affrontements avec usage d’armes à feu, faciles d’accès.
Si la violence a toujours été consubstantielle au trafic de stupéfiants, on observe, de manière générale, une radicalisation des comportements des organisations criminelles. Ainsi, les passages à l’acte, désormais quasi systématiquement commis avec l’intention de tuer ou de marquer durablement la victime dans son intégrité physique, visent tous les acteurs : haut de spectre, « petites mains », mais aussi parfois l’entourage (femmes et enfants). Les violences touchent également des personnes extérieures au trafic. Certaines sont ciblées dans l’objectif d’être enrôlées de force dans un réseau (par exemple, les dockers ou les chauffeurs de sociétés de transport). D’autres, vivant à proximité des lieux de trafic, sont des victimes collatérales de tirs d’intimidation ou de représailles.
En France, une tendance au rajeunissement des personnes impliquées dans le trafic est constatée, ce qui se répercute sur les auteurs et victimes de violences. En 2022, 53 % des victimes d’homicides volontaires ou de tentatives d’homicide volontaire avaient moins de 25 ans.
EXTRAITS DES PROPOSITIONS DU RAPPORT PARLEMENTAIRE SUR LE NARCOTRAFIC
Ce rapport insiste sur la nécessité d’une coopération internationale. Autres priorités : la lutte contre ce fléau dans les outre-mers, la sécurisation des ports, y compris secondaires, et la création d’une “DEA à la Française” donc d’un organisme inspiré de la Drug Enforcement Administration américaine. Extrait de ces 39 recommandations.
Faire de la coopération internationale un pilier de la lutte contre le narcotrafic
1. Obtenir une meilleure coopération judiciaire de Dubaï
2. Améliorer la coopération judiciaire et sécuritaire avec la Colombie et le Venezuela
3. Renforcer les capacités de lutte des États d’Afrique de l’Ouest et du golfe de Guinée
4. Obtenir la coopération de la Chine en matière de blanchiment du narcotrafic
5. Améliorer le partage du renseignement pour mieux lutter contre le narcotrafic en haute mer
6. Assurer la pleine mobilisation des leviers européens pour lutter contre les trafics
7. Renforcer la coopération opérationnelle au sein de l’Union européenne
8. Dynamiser la coopération inter-européenne
9. Mettre fin au sacrifice des outre-mer et lutter contre l’entrée de stupéfiants sur leur sol
Photo ci-dessous @Eric Soudan/Alpaca
Article publié dans le Mag2Lyon 166, commande dans la rubrique ARCHIVES