Créée en 1982 et aujourd’hui présente dans plus d’une soixantaine de pays, Handicap International est un acteur incontournable de l’humanitaire. Cette association lyonnaise est particulièrement connue pour sa campagne contre les mines antipersonnel distinguée par un co-prix Nobel de la Paix en 1997. Mais elle risque aujourd’hui d’être affaiblie par les coupes budgétaires décidées par Donald Trump et Elon Musk aux Etats-Unis ainsi que par d’autres pays. Entretien avec son directeur général Manuel Patrouillard. Par Lionel Favrot
Comment se finance Handicap International ?
Manuel Patrouillard : En 2024, nos ressources provenaient pour un tiers de dons privés et deux tiers de subventions d’une cinquantaine d’organisations étatiques, onusiennes ou privées. Ces bailleurs soutiennent des projets et nous suivent dans la durée car on est reconnu pour la qualité de nos interventions dans les principaux théâtres de conflits et les régions les plus pauvres du monde.
Quel est le poids de l’aide américaine ?
Les Etats-Unis, avec 13,4% de nos revenus en 2024, étaient l’un de nos quatre principaux bailleurs avec l’Europe, la France et l’Allemagne. L’ordre peut changer d’une année à l’autre en fonction des projets qu’ils soutiennent mais ils couvrent ensemble 40% des subventions perçues depuis dix ans avec environ 10% en moyenne pour les Etats-Unis.
Pourquoi solliciter les Etats-Unis ?
Parce qu’on va chercher des fonds à tous les guichets possibles pour développer nos missions. En Europe mais aussi aux Etats-Unis, en Australie… Plus on a d’argent, plus on peut développer des projets et donc avoir un impact sur le terrain pour nos bénéficiaires. On a plusieurs millions de bénéficiaires parce qu’on réussit à mobiliser cette grande diversité de ressources. On aide les personnes handicapées mais aussi les populations les plus vulnérables comme les enfants et les personnes âgées.
Que finançaient les Américains par exemple ?
Une très grande variété de projets. Par exemple la rééducation par des kinés en Asie, notamment dans les camps de réfugiés rohingyas au Bangladesh, mais aussi au Népal, au Vietnam… C’est une thématique qui intéressaient beaucoup les Etats-Unis. Ils nous accompagnaient aussi dans la gestion des camps de réfugiés avec une approche plus globale de protection. Il y avait donc l’aspect soins, prothèses et kinésithérapeutes mais aussi tout un volet psychosocial avec la violence de genre dans les camps de réfugiés en Ethiopie, Jordanie, Thaïlande… Les Etats-Unis nous aidaient à organiser des groupes de femmes et de personnes handicapées pour construire la solidarité entre eux dans ces camps de réfugiés où ils se retrouvent complément démunis et perdus dans une situation traumatique. Comme vous pouvez l’imaginer, les camps de réfugiés ne sont pas prévus pour les personnes handicapées et les plus faibles sont particulièrement vulnérables. Le travail d’handicap international, ça va être de les recenser, de les contacter, de les soutenir et de les organiser en communauté. On leur crée la possibilité de constituer des cagnottes pour que ces populations puissent se soutenir financièrement et s’organiser pour ensuite peser dans les décisions du camp. Si elles ne se regroupent pas entre elles, ces populations ne sont pas considérées.
Comment avez-vous appris la fin de l’aide américaine ?
Il y a eu tout d’abord le fameux Projet 2025 élaboré par des proches de Donald Trump qui annonçait dès l’an dernier une révision de l’aide. A l’époque, Donald Trump a nié porter ce plan mais il l’a mis en pratique par décret dès son arrivée au pouvoir le 20 janvier dernier. La majorité des subventions aux associations humanitaires ont été gelées le 24 janvier et supprimées le 26 février. Tous les pays ont annoncé ces derniers mois une révision de leur aide. La particularité avec Donald Trump, c’est non seulement l’importance de cette baisse mais aussi sa volonté d’en profiter pour combattre le “wokisme”.
Donald Trump a supprimé toutes vos subventions ?
Au global, il a supprimé 92% des aides américaines au ONG pour un total de 60 milliards d’euros. On retrouve cette proportion pour nous, ce qui va impacter la majorité des 40 projets que soutenaient les Etats-Unis. Seuls quatre projets sont encore subventionnés, en l’état actuel de nos informations, car les décisions de l’administration Trump pouvant changer d’un jour à l’autre.
Comment le président des Etats-Unis justifie-t-il sa décision ?
Par un tissu de mensonges. Il prétend que la solidarité internationale ne sert à rien et qu’elle vole l’argent aux Américains. Ce qui représente un déni des épidémies. Comme si elles ne traversaient pas les frontières ! Mais aussi un déni du réchauffement climatique comme si lui aussi s’arrêtait aux frontières, et un déni des migrations et de la vulnérabilité des enfants, des femmes et des personnes handicapées dans ces situations. C’est dans ces dénis que se situe le tissu de mensonges.
Et quand je vois qu’on met cela sur le compte d’un syndrome autistique d’Elon Musk ! A Handicap International, on connait bien le sujet. Ce qu’on voit, ce n’est pas un handicap, mais de l’égoïsme absolu. Les hommes les plus riches du monde suppriment les aides aux plus pauvres. Un désengagement cruel et honteux !
Vous allez devoir supprimer des programmes ?
Oui, ces centres de rééducation dans les camps de réfugiés Bangladesh, au Népal et Viétnam que j’ai évoqués, sans lesquels ils n’auront plus de prothèses ni d’orthèses ni de rééducation. Aujourd’hui, il y a 50 millions de réfugiés dans ces camps qui se retrouvent enfermés du jour au lendemain. Sans avoir le droit de travailler et sans avoir accès à une alimentation suffisante ni à des services de santé et d’éducation.
Supprimer des aides à Handicap International aura aussi un impact fort sur d’autres ONG. Plusieurs d’entres elles ont mutualisé leurs entrepôts et leurs distribution du dernier kilomètre au sein d’Atlas Logistique, une association lyonnaise qui nous a rejoint il y a une vingtaine d’années. Avec la fin des financements américains, la distribution de l’aide humanitaire en Ukraine, en Haïti et en Togo, se retrouve désormais compromise.
Autre activité remise en cause : le déminage pour éviter que des civils sautent sur des bombes oubliées.
On parle du désengagement des États-Unis, mais vous avez dit que d’autres pays réduisaient leurs aides. Lesquels et dans quelle proportion ?
Oui, et ces réductions des aides ne concernant pas que Handicap International. Les Pays-Bas ont réduit leur aide aux ONG des deux tiers, l’Allemagne de 50%, le Royaume Uni de 40%, la France de 34%, la Belgique de 25%… Supprimer des aides pour des personnes qui se situent à l’autre bout du monde, c’est le plus facile car cela n’empêche peut-être pas de gagner la prochaine élection. Mais c’est le plus dangereux. C’est faire l’autruche.
Après des années “humanitaires”, on assiste pas à un renfermement des pays sur eux-mêmes ?
Certains politiques veulent nous faire croire qu’on peut résoudre les problèmes au niveau national alors que ces problèmes sont globaux. L’insécurité alimentaire, l’insécurité climatique et l’insécurité sanitaire sont des questions mondiales. Les gens qui affirment l’inverse sont des menteurs. Face à ce populisme et à ce complotisme, à cette capacité permanente de semer le doute, il faut ré-expliquer sans cesse ce qui justifie la solidarité internationale.
Allez-vous trouver cet argent manquant ?
On va mobiliser des donateurs privés, des entreprises, des fondations… Toutes les bonnes volontés pour faire face. Les aides aux ONG vont baisser de moitié dans le monde. C’est absolument gigantesque et cela va provoquer une crise majeure dans l’humanitaire. Et qu’est-ce qui se passe quand on casse le système de contrôle des épidémies ? Elles se répandent ! C’est irresponsable.

—-Handicap International en chiffres
87% de l’argent reçu sont consacrés aux opérations, le reste au fonctionnement
200 millions d’euros ont été consacrés à nos missions sociales
Collaborateurs : 5 000 dans 60 pays, dont 400 à Lyon
(Chiffres 2024)
Photo en haut : Visite de Manuel Patrouillard à Atlas Logistique (Ukraine) @Handicap International