Pas de vagues, c’est le hashtag qui a fleuri sur les réseaux sociaux il y a deux ans pour dénoncer le silence qui pèse au sein de l’éducation Nationale. C’est aussi ce titre qu’a choisi Teddy Lussi-Modeste pour son film, où il raconte une histoire très personnelle, celle d’un jeune prof accusé de harcèlement. Entretien. Par Maud Guillot
Quelle est l’histoire qui vous est arrivée, derrière ce film ?
Teddy Lussi-Modeste : Le film s’inspire en effet d’une épreuve que j’ai dû traverser il y a quelques années. J’étais prof de lettres dans un collège. Une jeune fille de 13 ans m’a accusé de la regarder en touchant ma ceinture. Les choses se sont emballées. Un de ses grands frères m’a menacé de mort. Je me demandais chaque jour si on allait me casser les jambes. J’ai vécu dans la peur et la honte. Avec ma co-réalisatrice Audrey Diwan, on s’est dit que le film devait raconter l’histoire d’un professeur qui se retrouve lâché par une institution débordée.
Mais quelle est la part de fiction par rapport à ce que vous avez vécu ?
Tout ce qui est dans le film est vrai. Soit parce que ça m’est arrivé. Soit parce que c’est arrivé à des collègues. C’était important pour moi d’être dans la réalité. Y compris sur la police qui refuse de prendre la plainte. On m’a personnellement fait croire que ce n’était pas possible et que je devais juste faire une main courante. Mais évidemment, il s’agit d’un film, avec une narration spécifique.
Souhaitez-vous faire passer un message ?
Oui, je voulais parler du malaise des professeurs. Ce film, c’est un cri, un appel à l’aide. Il s’inscrit dans le mouvement de libération de la parole. Il faut se rappeler le choc de ces images de 2018 où l’on voit un élève tenir en joug avec une arme factice une professeure installée devant son ordinateur. Le #PasDeVagues est alors réapparu sur les réseaux sociaux. La souffrance était trop grande depuis des années. Les professeurs avaient besoin de dénoncer la violence qu’ils subissaient au quotidien et le silence de leur hiérarchie face à cette douleur.
On ne peut s’empêcher de penser à l’assassinat de Samuel Paty…
Chaque professeur sait désormais qu’il peut être assassiné sur son lieu de travail. C’est un effroi dont nous n’avons pas encore mesuré toutes les conséquences. L’école n’est plus un sanctuaire. Collectivement, nous avons ouvert la porte de l’école à tous les maux de la société… Mais en vérité, la crise des vocations a commencé bien avant ces événements car les professeurs ne sont pas suffisamment protégés et parfois même déconsidérés…
Pour autant, vous ne désignez pas des coupables de façon caricaturale…
Non. Il fallait proscrire toute forme de manichéisme. Le professeur est en partie responsable de ce qui lui arrive. Il veut être mémorable, ce professeur qui change une vie. C’est d’un orgueil fou mais c’est aussi avoir de l’ambition pour ses élèves. Le frère, je pense qu’il a peur car montrer un signe de faiblesse, c’est devenir une cible dans son quartier… Leslie et Julien sont tous les deux victimes. Ils sont pris au piège d’une situation qui dégénère et dont il est impossible de sortir. Dans la réalité, je pense qu’il faudrait concevoir des protocoles plus efficaces pour mieux écouter la parole des victimes… Aucun ne devait être réduit au silence. L’ennemi n’est pas là où l’on croit. Il n’a pas de nom mais il est partout : on pourrait l’appeler misère, inculture, démission.
Comment cette histoire s’est-elle terminée pour vous ?
Quelques mois plus tard, le choses sont rentrées dans l’ordre. En fait, je revenais d’une disponibilité prise pour mon précédent film. Ce qui m’avait fait perdre tous mes points. J’étais donc repassé dans un statut de remplaçant dans ce collège. Cette affaire m’est arrivé à la fin de l’année. Heureusement.
Vous n’avez pas envisagé de démissionner ?
Non, je suis trop reconnaissant de tout ce que l’école m’a apporté. Pour moi qui suis né dans une famille appartenant aux Gens du voyage, c’est-à-dire dans un milieu où pratiquement personne ne va à l’école après 16 ans, je mesure tout ce que les études m’ont apporté. Quelle tristesse alors de voir, de l’intérieur même, cette école s’effondrer sur elle-même. La méritocratie apparaît désormais à tous comme un mensonge. Pour autant, il y a aussi des moments merveilleux : un élève qui saisit l’ironie d’un texte, la joie d’une classe qu’on emmène en sortie au musée. C’est pour cela que l’on reste.
Allez-vous travailler la peur au ventre ou avez-vous changé vos méthodes ?
Non, après cette histoire, tout l’été, je me suis interrogé sur ma vocation. Mais en retournant en classe à la rentrée suivante, le lien de confiance et de bienveillance s’est retissé. J’ai réussi à redevenir professeur. J’ai gardé la possibilité de l’humour ! Je n’arrive pas à m’en débarrasser. Et je ne me vois pas faire autre chose comme métier. Pour Pas de vagues, j’ai demandé une disponibilité qui m’a été accordée. J’espère donc avoir un poste à la rentrée. Du moins si on me laisse revenir.
Immanquable
Quiconque s’intéresse un tant soit peu aux problématiques scolaires doit voir ce film de Teddy Lussi-Modeste. Issu de la communauté des gens du voyage, cet amateur de littérature est devenu professeur de lettres mais aussi réalisateur après son passage à la Fémis, l’école nationale du cinéma. Ce profil atypique lui donne certainement un regard neuf et décalé vis-à-vis de cette institution où il évolue encore et dans laquelle il croit, paradoxalement, toujours.
L’histoire, c’est celle d’un jeune prof (magistralement incarné par François Civil) qui effectue un remplacement dans un collège de banlieue. Passionné et idéaliste, Julien rêve un peu naïvement de changer le destin de ses élèves, assignés à résidence. Et n’hésite pas pour cela à sortir un peu du cadre. Mais tout va déraper au cours d’une séance sur le poème de Ronsard, Mignonne, allons voir si la Rose… Alors qu’il cherche à illustrer la séduction, il interpelle la discrète Leslie (la très juste Toscane Duquesne), lui fait un compliment provoquant le “chambrage” collectif de la classe. Cette affaire anodine va prendre des proportions inattendues quand l’adolescente se convainc que le professeur la harcèle sexuellement. Son frère s’en mêle et menace de mort celui des deux qui ment… Aucun retour n’est désormais possible.
La suite relève quasiment du thriller tant la tension est palpable. Le jeune professeur qui est obligé de révéler son homosexualité pour se dédouaner est soutenu partiellement par ses collèges, dont certains lui reprochent de se sentir supérieur, et complètement lâché par sa direction. Sa demande de protection fonctionnelle n’est même pas envoyée au Rectorat. Faut-il se taire pour faire baisser la pression ? Ou passer à l’offensive en portant plainte ? Julien est perdu. Il ne veut pas se mettre en arrêt car ce serait admettre sa culpabilité. Il sombre.
Le film n’est en rien caricatural mais au contraire tout en nuances et en complexité. La jeune Leslie n’est pas une menteuse. Elle s’est trompée mais ne peut plus revenir en arrière. Pas de vagues insiste sur la notion de perception des choses, sur le poids des mots, l’interprétation du langage, notamment auprès d’ados devenus hypensensibles sur certains sujets. Julien, de son côté, n’est pas irréprochable : il a créé une situation de proximité qui a engendré des jalousies. Même le principal ne fait pas figure de coupable idéal : il doit gérer des injonctions contradictoires : protéger son équipe pédagogique versus satisfaire les parents d’élèves…
Dans Pas de vagues, il y a un peu de La Chasse, le film danois de 2012, pour lequel Mads Mikkelsen a remporté le prix d’interprétation à Cannes. Il incarnait un auxiliaire de jardin d’enfants accusé de pédophilie et “chassé” par la meute. Mais en sortant de la projection, on ne peut surtout s’empêcher de penser à l’assassinat de Samuel Paty même si la thématique n’est pas religieuse. Le film soulève clairement la question de la vulnérabilité des enseignants face à la défaillance d’une institution.