Le mystère du cerveau des champions


Le monde entier s’est extasié devant les performances des athlètes pendant les Jeux Olympiques. Mais que se passe-t-il dans le tête d’un champion au moment de réaliser une prouesse dont seuls quelques êtres humains sont capables ? Qu’ont-ils de plus que nous ? Jean-Philippe Lachaux directeur de recherche en neurosciences cognitives à Lyon et spécialiste mondial de l’attention a décrypté le cerveau de ces sportifs pour donner les clefs du chemin vers le podium. Entretien. Par Maud Guillot.  

En tant que spécialiste de l’attention et de la concentration, pourquoi vous être focalisé sur les sportifs ?
Jean-Philippe Lachaux : J’ai une appétence personnelle pour le sport. J’ai tout de même intégré un pianiste parmi les témoignages. Par ailleurs, je souhaitais étudier la concentration de gens qui sont dans des situations très dynamiques, à l’environnement mouvant et qui doivent prendre des décisions rapides. La concentration, ce n’est pas être posé plusieurs heures devant un livre et réaliser une seule tâche. Cette concentration de bibliothèque est un stéréotype.

 


Surtout dans nos vies modernes où notre attention est sans cesse sollicitée…
Exactement. On vit dans un monde ultra-connecté. Notre cerveau évolue même dans un tumulte quotidien avec des sollicitations multiples. Ces sportifs de haut niveau parviennent pourtant à un état de concentration maximale. Ils descendent des pistes de ski à 150 km/h, tiennent des échanges de tennis plusieurs minutes… Leur cible attentionnelle change sans arrêt, on peut plutôt parler de trajectoire : ils sont pourtant très précis. Ces sportifs ont certes des capacités spécifiques, qu’on pourrait qualifiées d’exceptionnelles, mais les processus qu’ils utilisent sont applicables à tous. Ils peuvent nous servir d’exemple.
Comment avez-vous choisi ces sportifs qui témoignent dans votre livre* ?
Ils ne sont pas faciles à atteindre surtout pour un scientifique issu d’un laboratoire ! Ça s’est fait au gré des rencontres. Je connais un certain nombre de professionnels de la préparation mentale qui m’ont mis en contact. J’ai surtout réalisé que tous les sports, quels qu’ils soient, nécessitent au plus haut niveau un état de concentration pointu. J’ai mené des entretiens d’explication pour me centrer sur des moments précis de la vie d’un athlète comme le premier 50 mètres d’une finale de championnat d’Europe d’Alain Bernard, afin de détailler toute sa vie mentale à ce moment-là.
Qu’est-ce qui distingue le cerveau, le fonctionnement neuronal, les connexions… d’un sportif de haut niveau de celui d’une personne lambda ?
Le but d’un athlète de haut niveau est de mettre son cerveau dans les meilleures conditions possibles afin de réaliser ce qu’il a à faire toute de suite : lancer un javelot, tacler un adversaire… Pour cela, il a deux échelles de temps, celle brève, à la seconde, qui lui permet d’activer les bons neurones au bon moment pour être opérationnel. Mais en amont, il y a, sur des années, la construction d’un cerveau capable d’intégrer et de reproduire des automatismes.
C’est ce qui explique que malgré vos connaissances sur la concentration, vous ne soyez pas champion de tennis ! 

Notamment ! Si je me mets au piano pour jouer une sonate, j’aurai beau me concentrer, utiliser toutes les techniques que je connais pour focaliser mon attention, je n’y arriverai pas. Cette plasticité construite sur le long terme, qui résulte de l’entraînement, permet ensuite de prendre des décisions rapides et précises. L’automatisation de la technique nous libère ensuite, pour percevoir les bonnes informations, lire le jeu, c’est-à-dire anticiper.
Cela veut tout simplement dire que le travail et l’entraînement sur le long terme sont indispensables pour atteindre ce niveau… Le talent ne suffit pas. 

Complètement. Il faut accepter que ça prenne du temps car il s’agit de restructurer son cerveau. Au sens propre : la région du cerveau qui contrôle les mouvements de la main chez les violonistes professionnels occupe un volume plus important que dans la population générale. Il a aussi été démontré que la manipulation fréquente d’un même objet, par exemple une raquette de tennis, aboutit à l’intégration de celui-ci dans l’image que le cerveau a du corps et de sa géométrie. On peut donc dire que l’objet fusionne, d’une certaine façon, avec le corps…

Jean-Philippe Lachaux ©Emilie Corbineau

Dans l’idéal, il faudrait, pour être performant, avoir un cerveau de 35 ans dans un corps de 20 !

C’est un peu ça. Ce qui peut être un peu frustrant, c’est que cette maturité n’intervient parfois qu’après plusieurs années, alors même que les capacités physiques, indispensables, sont moins bonnes. Mais certains avancent plus vite que d’autres comme le jeune Carlos Alcaraz au tennis par exemple.
On entend souvent qu’il faut “ramer” ou “galérer”, pour atteindre le sommet…
Pour moi, c’est moins la notion d’effort qui est importante, souvent associée à la souffrance, que celle d’une répétition de gestes en étant concentré, c’est-à-dire en ayant des intentions précises. A ce titre, la répétition d’erreurs est essentielle. Au début, on est mauvais, on rate. Mais notre cerveau va prendre l’information de la distance entre ce qu’on souhaite faire et ce qu’on a fait, afin de corriger.
Comment ça se passe concrètement dans le cerveau ?

La programmation d’un geste, c’est l’affaire de neurones qui, dans le cerveau, au dessus des tempes, dans le cortex moteur, s’occupent d’envoyer des instructions aux muscles. Pour faire le geste parfait, il faut que les bons neurones qui commandent aux bons muscles s’activent au bon moment et de façon coordonnée les uns par rapport aux autres. Pour y arriver, il faut que le cerveau ait appris ce geste par essais/erreurs. Je donne souvent un exemple : si on demande à quelqu’un de fermer les yeux, alors qu’on est à table, et de faire passer le sel, il va manquer de renverser un verre. Mais cette “erreur” lui permet de localiser le verre. Le cerveau récupère une information importante sur la position des objets sur la table. Si par chance, la personne tombe directement sur le sel, elle n’apprend pas.

L’erreur est donc constitutive de l’apprentissage ?

Oui, mais il faut qu’elle soit faite avec une intention. Si on fait des bêtises sans se concentrer, on n’apprend pas grand chose. Il faut vraiment expliquer cela aux enfants. Sinon, cela peut aussi engendrer de la frustration. L’enfant fait son maximum mais n’y arrive pas… Il y a un décalage entre ce qu’il aimerait réaliser et ce qu’il réalise. Il faut donc lui expliquer que ce n’est tout simplement pas raisonnable de vouloir réussir du premier coup.
Mais parfois, on reste nul malgré l’entraînement !
On ne restera pas nul… En revanche, il existe effectivement des différences de potentiel. Elles concernent les capacités athlétiques qui sont plutôt génétiques. Personnellement, je pense que je n’aurais jamais couru en dessous de 11 secondes malgré tous les entraînements de la terre. Il y a des limites physiques à ce qu’on peut demander à son corps. Mais je peux apprendre plus vite si je me concentre.
Comment est-ce que cela fonctionne ? 

Il y a ce qu’on appelle le système miroir. Ces neurones ont la particularité de s’activer quand on voit quelqu’un réaliser une action, ou même une simple mimique. On a l’impression de le faire soi-même. Si on sait placer son attention sur les bons éléments, parfois des détails : le placement du coude, d’un pied…, on emmagasine des informations de façon plus efficace. Tous les athlètes de haut niveau ont un système de neurones miroirs hyper performant, spécialisé pour les actions de leur sport, qui les aide à deviner ce que l’autre est en train de mijoter.
Dans votre livre, vous expliquez que les sportifs de haut niveau ont 7 super pouvoirs. Pouvez-vous les expliquer ? 

Le premier, le plus évident, c’est l’acquisition de la technique. L’apprentissage d’un nouveau geste mobilise largement le cortex, pour contrôler et corriger ce geste en temps réel. Mais une fois l’apprentissage terminé, le cortex n’est plus nécessaire, sauf pour combiner ce geste avec d’autres de façon créative. L’athlète dispose donc d’une “gestothèque” plus complète, plus fournie, plus mobilisable, que des joueurs occasionnels. Ensuite on a le développement de capacités athlétiques hors normes. Le sportif sait aussi lire le jeu de façon exceptionnelle. Il voit des « mots » et des « phrases » là où le débutant ne discerne que des petits signes dénués de sens. Comme un spécialiste de la lecture rapide, l’expert réserve son attention aux seuls éléments essentiels. Il perçoit vite et bien, sans s’encombrer des informations inutiles. Comme quand je regarde un menu au restaurant et que, malgré tous les infos, je ne repère que le plat qui me plait.
Quels sont les autres super-pouvoirs ?
Le sportif de haut niveau devine les intentions de ses adversaires, notamment grâce au système miroir. Guy Forget me racontait que même quand il jouait contre de grands adversaires comme Becker, il savait les coups qu’ils allaient faire, car ils avaient la même gestothèque et que ces coups relevaient de régularités statistiques. Dans telle position, on peut faire à 80 % tel retour. Il y a une logique, un programme, propre à ce sport. Sauf pour Mc Enroe qui était réellement imprévisible ! Pour prendre un exemple plus proche de nous, si je dis, “le petit chat boit du…” : on complétera avec le mot “lait” avant la fin de la phrase, plutôt que “vin”, car on connaît les chats. Autre pouvoir, le sportif ressent son environnement comme une partie de lui-même, il se laisse guider par des visions et il manipule une forme d’énergie invisible…
Qu’est-ce que cela implique ?
Sydney Govou m’expliquait qu’avant de frapper dans la balle, il voyait une trajectoire se dessiner avec une ligne blanche, qui lui indiquait : c’est par là… Ça peut sembler dingue mais c’est ce qui se passe quand une phrase nous vient en tête avant de la dire… On répète souvent aux futurs champions qu’il faut être ancrés dans le présent mais ces sportifs doivent avoir un temps d’avance.
Vous expliquez qu’après ces 7 super-pouvoirs, ce qui est décisif, c’est l’attention et la concentration ! 
Oui, entre deux joueurs de très haut niveau avec les mêmes super-pouvoirs, il faut bien que quelque chose fasse la différence, c’est un super-pouvoir additionnel : la « concentration », qui permet d’utiliser au mieux ses super-pouvoirs. Le champion est capable d’ignorer les informations qui ne sont pas nécessaires à la réussite de son geste. C’est une vraie compétence technique. Il a des repères, il sait sur quoi focaliser son attention et la rattraper quand elle part. Au match comme à l’entraînement.

Pourquoi cette concentration à l’entraînement est-elle importante ? 

Beaucoup de joueurs, notamment les jeunes, sont animés par le circuit de la récompense. Si l’exercice m’amuse, je suis concentré. Sinon, je pense à autre chose et je ne progresse pas. Même chose si j’ai la pression d’un match, que j’aime la compétition… Or un Nadal est concentré sur chaque point même à l’entraînement. Il apprend donc plus vite. Si on veut viser l’excellence, il faut en passer par là. Beaucoup de joueurs sont même obsessionnels.
Vous évoquez au final un QI par sport…
Un cerveau intelligent sait remarquer les régularités statistiques d’un domaine pour deviner ce qu’il ne perçoit pas ou pas encore, et pour prédire les conséquences de ses actions et prendre les bonnes décisions. On pense que les joueurs de football professionnels lisent intelligemment le terrain, peut-être de manière similaire à la capacité des maîtres d’échecs de lire les positions sur l’échiquier…
Pourtant, on dit souvent que les sportifs ne sont pas “intelligents”…

C’est lié à une façon restrictive de concevoir l’intelligence. On l’associe, surtout en France, à la manipulation de concepts abstraits, à l’aisance avec le langage… Mais le langage, c’est assembler des gestes, avec un sens, selon une logique en ayant perçu des régularités dans ce que dit l’autre… On peut appliquer cela au football avec les pieds plutôt qu’avec la bouche. En fait, pour un neurone, faire du sport ou du calcul mental, c’est la même chose.
Mais au sein même des disciplines sportives, il y a des hiérarchies, avec certains sports considérés comme plus cérébraux !

Chaque sport nécessite des qualités spécifiques, cette lecture de l’environnement, cette capacité de concentration… Si on prend le cas de la boxe et des sports de combat, c’est un discours, un débat entre deux personnes. Il faut être très intelligent pour les pratiquer.
Est-ce que cette intelligence acquise dans le sport est transposable dans d’autres domaines ? Est ce que ces sportifs sont performants de façon générale ou uniquement dans leur sport ?
Ils se sont quand même transformés pour leur sport. Ils sont plus endurants physiquement. D’ailleurs, les sportifs de haut niveau sont souvent bons dans d’autres disciplines. Un transfert est possible. Globalement, cette capacité de travail, de concentration, d’auto-analyse, de gestion de l’échec, est exploitable dans d’autres domaines. Ils parviennent à s’adapter à une situation, même mauvaise pour donner le meilleur. Ils acceptent ce qui ne peut être changé pour réussir malgré tout. Les grands champions ne se cherchent pas d’excuse.

Les enfants ont de moins en moins de capacités d’attention et de concentration. Ça veut dire qu’on ne produira plus de champions ?
Non, le champion est un être exceptionnel qui émerge. Ces exceptions vont continuer d’exister. Et justement, parmi 10 enfants de niveau équivalent, ce qui fera la différence, c’est sa capacité d’attention et de concentration. Il faut juste en prendre conscience.

Jean-Philippe Lachaux a interrogé une trentaine de sportifs dont le nageur Alain Bernard, le pilote de rallye Yoann Bonato, les footballeurs Grégory Coupet, Sydney Govou, Sonia Bompastor, le tennisman Guy Forget, le traiteur Julien Chorier, la taekwondoïste Gwladys Épangue, l’apnéiste Guillaume Néry, le grimpeur François Petit ou le recordman du monde de slackline Nathan Paulin…

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