Comment une sortie nature en ski de randonnée nordique dans les Alpes a pu donner lieu à l’accident de montagne le plus meurtrier de l’année 2018 en France? Quatre ans plus tard, la famille de l’une des quatre victimes se bat pour que la justice réalise un travail réellement approfondi sur les choix contestés du guide. Une affaire exemplaire du débat ouvert par la publication du livre “Le Guide et le procureur”, coécrit par un magistrat et deux guides interviewés, qui plaident pour une meilleure appréciation des risques(1). Par Lionel Favrot
“Anne était une urbaine. Elle s’était mise au ski de randonnée nordique pour garder la forme et se rapprocher de la nature mais ce n’était pas une sportive aguerrie ni une casse-cou”, témoigne Jean-Jacques Bertrand, le père de l’une des quatre victimes de l’avalanche d’Entraunes, dans le Mercantour, le 2 mars 2018. Rien ne la prédestinait à risquer sa vie en montagne pour réussir un sommet ou une voie difficile. D’ailleurs, le drame d’Entraunes a eu lieu lors d’une randonnée plutôt facile d’accès.
Née à Amiens de parents lyonnais, Anne Bertrand passait ses vacances scolaires à Lyon, chez ses grands-parents. Cette étudiante brillante s’était spécialisée en neuroradiologie. Recrutée par le Pr Didier Dormont, une référence de sa discipline à l’hôpital parisien de la Pitié Salpétrière, avant de rejoindre le Pr Yves Menu à l’hôpital Saint-Antoine, elle était, à 40 ans, une étoile montante de l’imagerie du cerveau. Ses dernières re- cherches révélaient comment détecter les éléments pré-symptomatiques de la maladie de Charcot dès l’âge de 30 ans. Elle avait déjà atteint le statut de maître de conférences-praticien hospitalier et sa voie semblait tracée jusqu’à celui de PUPH, c’est-à-dire professeur des universités-praticien hospitalier. Une étape clé pour la reconnaissance d’une carrière médicale. “Anne était restée très modeste et altruiste. Après son décès, beaucoup de ses collègues ont souligné comment elles les avaient aidés à grandir”, explique son père. La montagne, c’était donc juste son bol d’air. “Elle pratiquait la natation mais elle aimait surtout les restaurants, la danse, la musique…”, complète Jean-Jacques Bertrand.
“DENSITÉ ET INTENSITÉ”
C’est sur internet que cette jeune médecin a identifié son guide, Lionel Condemine. Né à Annecy, ce moniteur de ski de fond et guide de haute montagne, a travaillé six ans pour l’UCPA avant d’ouvrir en 1982 un gîte à la Freissinières, dans les Ecrins, avec son épouse. À son décès en 2001, il s’est relancé comme guide à Vallouise, toujours dans les Écrins. En 2018, il a 64 ans. Sa spécialité: le ski de randonnée nordique et le télémark, une pratique ancienne revenue à la mode qui se distingue par une technique de descente avec des conversions (virages) exigeant une certaine habileté. Ce ski de randonnée nordique est un dérivé du ski de fond alors que le ski de randonnée, plus connu, se rapproche du ski alpin.
“Anne a retenu ce guide car il mettait en avant son souci de la sécurité”, se rappelle Jean-Jacques Bertrand. Dans une vidéo postée en 2013 sur Vimeo, il expose sa passion de la montagne et consacre un passage à cette question sensible: “On a à respecter des notions de danger qui sont quand même prégnantes en montagne. (…) Cela fait trente ans que je fais ce métier et j’ai jamais eu de “gros pépins”. Cela ne veut pas dire que cela ne va pas m’arriver demain. (…) Je suis peut-être plus conscient des risques qu’il y a 30 ans.” Mais il assume une part de danger en citant la phrase d’un guide qu’il apprécie: “Le risque nous rapproche certainement plus de la vie que de la mort. Prendre des risques c’est donner de la densité et de l’intensité à son existence.” Et il conclut: “Il faut amener les gens dans quelque chose qui les dépasse eux-mêmes sans se dépasser nous-mêmes dans nos prérogatives.”
Anne Bertrand n’est pas à son premier séjour avec ce guide puisqu’elle a déjà fait des randonnées avec lui dans le Jura et dans les Alpes avant cette sortie dans le Mercantour. Cet hiver 2017-2018, Lionel Condemine envoie par mail ses prochaines sorties à ses clients comme à son habitude. C’est la randonnée d’Entraunes qui va retenir l’attention d’Anne Bertrand. Situé dans les Alpes-Maritimes, ce petit village est une des “portes d’entrée” du Parc du Mercantour. C’est une destination prisée des randonneurs, été comme hiver. “Ce guide lui avait dit qu’elle pourrait suivre sans difficulté car les autres participants étaient plus âgés qu’elle”, ajoute Jean-Jacques Bertrand. Les quatre autres clients, des sexagénaires, ont leur propre matériel alors qu’Anne Bertrand réserve le matériel fourni par le guide. Tous se retrouvent le lundi 26 février 2018 pour cinq jours de randonnée. Le temps va se révéler très variable. Tantôt beau et froid, jusqu’à 20°, tantôt couvert. Il neige à plusieurs reprises. Le guide va devoir adapter plusieurs fois son itinéraire pour tenir compte de la visibilité réduite, de la neige fraîche qui s’accumule et ralentit leur progression mais aussi du niveau de ses clients qu’il ménage avec une pause chaque heure. Les deux premiers jours, ils randonnent autour du Gîte de Bayasse où ils dorment le soir. Le mercredi, ils rejoignent le gîte d’Estenc. Le lendemain, au lieu d’aller à Saint-Dalmas-le-Selvage, ils doivent rayonner autour du gîte d’Estenc. Des ennuis techniques exigent aussi de s’adapter. La fixation d’un des skis prêtés à Anne Bertrand par le guide cède en pleine randonnée. Il va la réparer sur place puis lui conseiller de rentrer par la route au gîte car c’est plus facile qu’à travers champs. Ce secteur est accessible l’été en voiture mais en hiver, la départementale est fermée. Le jeudi soir, c’est la dernière soirée et l’ambiance au gîte dans le groupe est bonne.
ABSENCE DE RADIO
Le vendredi 2 mars 2018, le guide ramène ses clients à Bayasse, leur point de départ, en passant par le col de la Cayolle. Le bulletin officiel d’estimation des risques d’avalanches (BRA) indique un niveau élevé : 4 sur 5. Une neige fraîche s’est déposée sur une couche plus profonde de neige froide mais légère. Une avalanche peut facilement partir, spontanément, ou déclenchée par le passage d’un randonneur. Le vent qui sur- charge certains secteurs de neige déjà instables, peut aggraver la situation. D’ailleurs, après une éclaircie en début de matinée, il se remet à neiger.
Parti du hameau de Louiqs en direction du refuge de la Cantonnière, par un itinéraire de randonnée bien connu, le petit groupe passe vers le Clos Pascal. Ce secteur est répertorié comme une zone d’avalanche, sous le numéro 35, dans la carte officielle des avalanches (CLPA). Lionel Condemine va alors demander à ses clients de l’attendre en lisière de forêt car il veut monter sur une petite croupe pour repérer la suite de l’itinéraire. Il n’en aura pas le temps. Une avalanche fauche ses cinq clients. Il est 10h30. Le guide lui-même se retrouve partiellement prisonnier de la neige. Après s’être dégagé, il rejoint Maryvonne, la seule skieuse à ne pas être totalement ensevelie. Elle a une pelle dans son sac mais n’arrive pas à l’attraper pour se dégager. Le guide lui donne et cherche à localiser les trois autres victimes. Plus haut il dégage un bras mais une victime est hors d’atteinte.
Tout à coup, Maryvonne hurle car elle vient d’apercevoir les lunettes de son mari en dessous d’elle. Le guide revient, dégage le bras de son mari. Il le lève. Le bras retombe aussitôt. “Il est mort”, tranche Lionel Condemine selon le témoignage de la survivante. Il faut prévenir les secours de toute urgence. Les guides ont habituellement une “radio montagne” qui permet de donner l’alerte sans être tributaire de la couverture téléphonique. Autre avantage: elle tombe directement sur les services spécialisés plutôt que de passer par une plateforme généraliste. Mais Lionel Condemine n’a pas emporté la sienne ce jour-là. Son abonnement au Grand Réseau des Alpes ne couvre pas le secteur du Mercantour pour lequel il lui aurait fallu payer 20 € supplémentaires. Problème: son portable ne passe pas au Clos Pascal. Il va devoir revenir au gîte pour retrouver du réseau… Du coup, il est presque 13h quand les gendarmes de Puget-Theniers sont alertés. Le temps de monter à Entraunes puis de mobiliser le peloton de gendarmerie de haute-montagne de Saint- Sauveur-sur-Tinée, occupé à une opération de contrôle des moniteurs de ski à la station de Valberg, il est 14h19 quand CHOUCAS04, leur hélicoptère, dépose un médecin et un maître-chien près des victimes. Un DRAGON06 les a précédés sur les lieux mais il a simplement déposé un gendarme et un pompier un peu plus bas. Le médecin et le maître-chien trouvent deux victimes et procèdent à leur dégagement. Il est trop tard. Le médecin ne peut que constater leur décès à 14h50. Un nouveau sapeur-pompier arrivé sur zone les avertit que deux autres personnes sont également ensevelies. À 15h, nouveau pelletage et nouveaux constats de décès. Cela fait donc 4h30 que l’accident a eu lieu.
Les quatre corps sont évacués vers une chapelle ardente à Entraunes. Le guide est placé en garde à vue jusqu’au lendemain. Interrogé par les enquêteurs, il reconnaît avoir eu des doutes et avoir commis une “erreur mais pas une faute”. Prévenues, les familles viennent reconnaître les corps. Sur le moment, ni la survivante, ni les proches des personnes décédées ne souhaitent porter plainte contre le guide. Anne Bertrand est inhumée dans le caveau familial de Vernaison, près de Lyon. Dans un premier temps, les familles des victimes attribuent l’accident à une forme de fatalité.
Mais, peu à peu, les circonstances du drame se précisent à leurs yeux et les questions se multiplient. Jean-Jacques Bertrand va mener des recherches particulièrement poussées pour évaluer le comportement du guide. Diplômé de Sciences Po Paris, de l’École nationale supérieure des télécommunications et de Polytechnique, il a travaillé à la direction générale des télécommunications mais aussi au secrétariat pour les affaires européennes ou encore dans le secteur de la banque. Bref, c’est un familier des dossiers complexes.
Son premier constat: des professionnels de la montagne considèrent eux-mêmes légitime de s’interroger sur le comportement de ce guide. Tout d’abord le choix de sortir avec un risque d’avalanche de 4 sur 5. Les deux gendarmes qui réalisent le premier rapport de constatation le 2 mars 2018, livrent sans détour leur point de vue: “Considérant le contexte nivologique, il apparaît imprudent d’emprunter cet itinéraire dans les conditions du jour de l’accident.” Le nivologue mandaté comme expert, Alain Duclos, est plus nuancé: “La décision de s’engager dans cette randonnée pouvait éventuellement être considérée comme raisonnable”. En France, rien n’interdit de sortir même par un risque d’avalanche maximal de 5 sur 5, sauf disposition locale. D’autres pays, comme l’Italie, sont plus stricts. La culpabilité du guide est supposée à partir de ce risque de 4 sur 5. Le guide avait donc la lourde charge d’apprécier la situation. Lionel Condemine racontera lui-même avoir en- tendu des craquements suspects pendant qu’ils avançaient précédemment dans la forêt. Il précisera à un gardien de gîte que s’il s’est détaché du groupe pour repérer la suite, c’est qu’à un moment donné “ça ne sentait pas très bon”.
Vient ensuite le choix de l’itinéraire, clairement catalogué avalancheux. Jean-Jacques Bertrand va apprendre qu’en cas d’accident de montagne aussi grave, des experts viennent eux-mêmes sur les lieux pour se faire leur propre idée. Même s’ils n’ont pas été officiellement saisis par la justice. Lors d’une visite dans le Mercantour, des habitants lui signalent la présence de Richard Lambert. Expert devant la justice depuis 1982, cet auteur d’articles scientifiques de référence a enseigné la nivologie à l’Université de Chambéry. Ses conclusions: cette zone d’avalanche étant officiellement répertoriée, il fallait, dans ces circonstances de risque élevé, soit renoncer à passer par le Col de la Cayolle, soit le rejoindre par un itinéraire “d’hiver” situé à peine plus en aval. Alain Duclos, le nivologue officiellement mandaté dans ce dossier, confirme cette possibilité. Un salarié de MétéoFrance qui tient un blog, va aussi aller sur place quelques jours plus tard et rappeler que les avalanches sont fréquentes à cet endroit, sortant une photo de 2012 pour l’exemple. Il y avait donc bien un itinéraire bis moins risqué.
“GRIBOUILLE EN MONTAGNE”
Un professionnel va même publiquement exprimer ses doutes, ce qui est peu courant dans le monde de la montagne souvent suspecté d’entre-soi. C’est Dominique Létang, alors directeur de l’ANENA, l’association nationale pour l’étude de la neige et des avalanches, qui va pointer le soir même du drame sur France Info ce qu’il considère être “une erreur”. Même si un guide décide de passer dans une zone avalancheuse alors que le risque ce jour-là est de 4 sur 5, il y a des précautions à prendre. “Je suis une fois encore surpris et amer de voir autant de personnes emportées sur la même avalanche”, déplore cet expert qui ajoute : “Manifestement, il n’y avait pas assez de distance entre les randonneurs”. En effet, la règle dans ces circonstances est de respecter une distance suffisante entre les membres d’un groupe pour maximiser les chances que tous ne soient pas ensevelis en cas d’avalanche. Ainsi, les rescapés peuvent partir immédiatement à la recherche des victimes. À cet effet , chacun doit emporter de quoi intervenir: un détecteur de victime d’avalanche (DVA) qui bipe quand on se rapproche, une sonde pour percer la neige à la recherche d’un corps et une pelle pour désenvelir. Mais regroupés en un même endroit, ses clients ont tous été emportés.
Autre question: pourquoi Lionel Condemine n’avait pas de radio montagne. “Le système est mal fait puisqu’il faut deux abonnements pour couvrir toutes les Alpes. Mais cela aurait pu tout changer”, souligne Jean-Jacques Bertrand qui précise : “En plus, ces radios étant généralement portées en bandoulière, le guide aurait pu appeler les secours avant même de prendre le temps de se dégager.” Cette absence a eu une double conséquence. Il a fallu attendre qu’il trouve du réseau pour appeler les secours. N’étant plus sur les lieux de l’accident, il a dû être récupéré en hélicoptère pour montrer le lieu de l’accident aux secours puis être redéposé pour libérer de la place dans l’appareil. L’absence de radio montagne a donc généré tout un ballet d’hélicoptères au lieu d’une intervention directe.
Reste l’aspect le plus délicat. Le guide a-t-il eu les bons réflexes après l’accident? Aurait-il pu sauver les victimes en tentant de les désenvelir lui-même? Il s’est aussitôt justifié auprès des gendarmes en précisant que, dans sa formation, on lui a appris qu’au bout de 20 à 30 minutes sous la neige, il est difficile de survivre. Or, il affirme avoir eu besoin de 45 minutes pour se dégager lui-même. Mais, selon l’ANENA, l’association nationale pour l’étude de la neige et des avalanches, les chances de survie s’amenuisent au-delà de 18 minutes où elles sont encore de 90 % mais elles ne deviennent pas pour autant totalement nulles au-delà. Elles sont estimées à 34% au bout de 35 minutes et à 7% au bout de deux heures. Du coup, l’ANENA recommande de désenvelir les victimes pour dégager leurs voies respiratoires, puis de les réchauffer.
En fait, une série de facteurs entrent en ligne de compte. Les victimes ensevelies sont-elles conscientes ou non ? Disposent-elles d’une poche d’air ? Si oui, de quelle taille ? Sont-elles écrasées par le poids de la neige? À quel rythme descend leur température corporelle? Des réflexes naturels comme des frissons ou des claquements de dents peuvent leur permettre de se réchauffer et de survivre. Un jeune suisse pratiquant le ski hors-piste a même survécu 17h à une avalanche car il était sous 50 cm de neige avec une poche d’air. Un cas exceptionnel.
Évidemment, les victimes d’une avalanche peuvent décéder de blessures pendant leur chute, par exemple en heurtant des rochers. Mais pour ces victimes d’Entraunes, les médecins confirmeront qu’elles ont simplement été enfouies, décédant d’asphyxie ou d’hypothermie. Lionel Condemine a-t-il conclu un peu vite à leur décès? En France, seul un médecin peut constater officiellement un décès. Est-ce que cela explique que les secouristes aient cru dans un premier temps qu’il n’y avait que deux victimes à désenvelir? Ces gendarmes, informés par les pompiers, affirmeront avoir reçu des informations “erronées” parlant de deux personnes décédées et de deux disparues.
Considérant que ce guide s’était “affranchi” d’un certain nombre de règles, Jean-Jacques Bertrand va demander à la justice d’approfondir l’enquête. “Ce guide a su se construire une réputation de gourou de la sécurité, mais en fait il se comporte tel Gribouille en montagne”, va déclarer Jean-Jacques Bertrand lorsqu’il est entendu par le juge. “J’ai compris comment se construit l’illusion: en parlant sécurité”, complète ce polytechnicien qui va développer avec son avocate Caty Richard, un solide argumentaire. Mais ni le procureur Jean-Michel Prêtre (3), ni le juge d’instruction Alexandre Julien, les deux magistrats en charge du dossier à Nice, ne considèrent nécessaire d’aller plus loin. Interrogé début février 2019 par Nice Matin, le procureur Prêtre affiche ouvertement sa position: “Beaucoup ont dit que c’était une folie de sortir avec un risque de 4 sur 5. Mais ce n’est pas une science exacte ! (…) Une chose est sûre : le guide n’a pas omis ou négligé un élément essentiel.” Pour ce magistrat, creuser davantage reviendrait même à remettre en cause l’accès même à la montagne:“Derrière,il y a un enjeu plus général: le maintien de la montagne comme espace de liberté. Faut-il réglementer son accès comme pour une station de ski ? Et celui de la mer aussi? Cela pourrait être la fin des promenades libres en montagne… ”
Quant au magistrat en charge de l’instruction, le juge Julien, il va carrément refuser d’entendre le guide pour un interrogatoire approfondi. Saisi par l’avocate de Jean-Jacques Bertrand, Me Caty Richard, il va rendre une ordonnance affirmant que le guide ayant déjà été longuement auditionné par les enquêteurs, “une nouvelle convocation n’est pas nécessaire à la manifestation de la vérité”. Il va donc refuser le 12 février 2019 cette
demande. Du coup, Me Caty Richard va devoir saisir la chambre de l’instruction de la Cour d’appel pour exiger cette audition. Le 24 octobre 2019, cette juridiction va désavouer le juge d’instruction, considérant indispensable d’entendre le guide “sur les interrogations résultant de ses décisions relatives: à la poursuite même de la randonnée -malgré le bulletin du risque d’avalanche, dont il est d’ailleurs contesté qu’il en ait informé ses clients-, au choix de l’itinéraire, au choix de ne pas se doter des moyens de transmission radio adaptés au secteur, à l’emplacement où le groupe l’attendait -en lisière de forêt, dans le couloir d’avalanche, groupé-, au non-dégagement de victimes visibles et dont le décès n’était pas constaté -les examens médico-légaux n’ayant relevé aucun traumatisme mortel sur aucune victime”. Exactement les points où cette partie civile jugeait nécessaire de l’interroger.
Comment expliquer tant de résistance des magistrats niçois à juger cette affaire qui concerne quand même quatre morts? En fait, cette affaire reflète un débat qui traverse le monde de la montagne et de la justice. Dans un livre coécrit avec le procureur de Grenoble Jacques Dallest, deux guides réputés, Erik Decamp et Alexis Mallon, considèrent que les professionnels de la montagne doivent accepter de rendre des comptes. Au contraire, d’autres considèrent que les guides sont une élite, des sur-hommes à même de porter la meilleure appréciation en toutes circonstances. Lors d’un congrès de l’ANENA, tenu quelques mois après le drame d’Entraunes, certains professionnels avaient souligné que les accidents étaient beaucoup plus nombreux en France qu’en Suisse. Son directeur Dominique Létang, partisan d’un discours cash sur la sécurité, a fini par être mis sur la touche en 2021, certains observateurs affirmant qu’on avait voulu “le faire taire” au vu de la lourde indemnité que l’ANENA s’apprête à lui verser (2). D’autres font plutôt un lien avec un accident mortel survenu lors d’une formation de pisteur-artificier par l’ANENA. Quoi qu’il en soit, le débat sur le niveau de risques que doit faire prendre un guide à ses clients, à mettre aussi en rapport avec leur niveau et leurs attentes: une course engagée ou une sortie nature.
Le juge Julien a donc été contraint de ré-entendre le guide. “Ce qui a donné lieu à une discussion aimable où il lui a posé les questions retenues par la chambre d’instruction de la Cour d’Appel”, relève Jean-Jacques Bertrand. Sans surprise, ce juge d’instruction a rendu un non-lieu en février 2021. Non-lieu attaqué par Me Caty Richard devant la Cour d’Appel qui attend une vraie instruction de ce dossier. “Le juge avait une idée préconçue dès le début. Il ne voulait pas instruire cette affaire. C’est une caricature de déni de justice. Mais il ne s’attendait pas à avoir face à lui quelqu’un comme Jean-Jacques Bertrand, une personne d’un niveau intellectuel supérieur qui sait argumenter. Il a fallu aller au clash”, résume cette avocate, “On a attaqué l’ordonnance de non-lieu devant la chambre de l’instruction en qui on a une grande confiance.” La Cour d’appel peut aujourd’hui casser cette ordonnance de non-lieu et demander au juge d’instruction de nouveaux actes ou, fait plus rare, décider elle-même d’assurer l’instruction.
Pour son client également, ce dossier pose la question du fonctionnement de la justice. “Pour de multiples raisons, il faut être d’une catégorie sociale favorisée pour résister à un processus judiciaire défaillant. À l’heure des États Généraux de la Justice, c’est une vraie question de fond”, pointe Jean-Jacques Bertrand, bien décidé à aller jusqu’au bout.
(1) Les guides Erik Decamp et Alexis Mallon ont écrit le Guide et le procureur avec Jacques Dallest, magistrat, aux éditions du Mont Blanc, 2020, lire leur entretien dans le Mag2Savoies N°13. (2) 105000 € pour rupture conventionnelle selon AlpineMag au lieu de 46000 € en théorie.(3) Le procureur Prêtre a été écarté de Nice et muté à Lyon fin 2019 pour avoir affirmé que Geneviève Legay, une gilet jaune, blessée lors d’une manifestation en mars 2019, n’avait pas été poussée par la police. Ce magistrat souhaitait être cohérent avec les déclarations d’Emmanuel Macron mais cela s’avérera inexact.
-Photo de la randonnée avant l’accident
-Article paru dans Mag2Lyon N°139