Professeur de lettres en classe prépa à Lyon, Anne Boquel publie un premier roman, Le Berger, où elle restitue avec justesse l’emprise sectaire. Le personnage, Lucie, jeune femme assez banale mais solitaire se fait happer par un groupe religieux, la Fraternité. Entretien. Par Maud Guillot
Anne Boquel: En fait, j’écris déjà à quatre mains avec mon mari, Etienne Kern. Nous sommes tous les deux professeurs de lettres en classe prépa à Lyon. Une ville où nous vivons depuis huit ans. Nous avons publié plusieurs livres ensemble, dont Une histoire des haines d’écrivains, sur les rivalités et les coups bas entre écrivains, qui a connu un joli succès. Puis une Histoire des parents d’écrivains, Les derniers des Fidèles sur Napoléon ou Les plus jolies fautes de français de nos grands écrivains…
Ce sont donc des essais mais avec une volonté de vulgarisation ?
Oui, deux choses nous motivent de- puis toujours: le retour à la biographie. Pendant longtemps, l’étude des œuvres a été considérée comme plus importante que celle de la vie des écrivains. Mais nous l’avons perçu au quotidien dans nos expériences d’enseignants: pour intéresser des jeunes et des moins jeunes, il faut connaître qui a écrit les œuvres, leur redonner une personnalité, il faut rendre ses œuvres patrimoniales plus vivantes… C’est ce qu’on faisait beaucoup à la fin du XIXe siècle et au début du XXe, mais qu’on a cessé de faire. Ensuite, on plaide aussi pour la vulgarisation, qui est un prolongement de notre travail d’enseignants.
Mais comment êtes-vous passée au roman?
Je pense à la fiction depuis toujours, mais c’est très difficile de se lancer. On ne maîtrise pas tout de suite ses moyens d’écriture : il faut s’entraîner à maîtriser la langue. Je ne suis pas sûre d’y être encore parvenue! Ensuite, il faut avoir quelque chose à dire. Or pour moi, une expérience de vie est nécessaire pour proposer un récit avec de l’épaisseur. J’ai donc présenté plusieurs projets à des éditeurs. Ça n’a pas été simple.
Le roman nécessite aussi une prise de risque car on s’expose davantage…
Oui, on met beaucoup plus de soi, de sa personnalité et de sa façon de voir le monde. Il y a aussi la crainte de ne pas être à la hauteur de son projet. Aujourd’hui, je suis contente du roman que je publie et j’espère faire encore mieux la prochaine fois!
Pourquoi avoir choisi ce thème de l’emprise sectaire qui est plutôt lourd?
J’aime la littérature qui me parle de l’époque contemporaine, de ce que je suis en train de vivre, de la société dans laquelle j’évolue. J’aime les livres qui permettent de prendre du recul sur une période. Or notre société actuelle est marquée par l’éclatement, l’hyper- fragmentation et l’individualisme, où chacun cherche des repères sans les trouver, car aucun cadre ne s’impose aux individus à leur naissance. Cette absence de cadre est à la fois une forme de liberté extrême et une grande angoisse pour l’individu qui doit trou- ver seul sa place dans le monde. Chacun tente alors de se raccrocher à un groupe qui lui redonne une identité. La secte me semblait être un environnement représentatif de ce double mouvement.
Votre héroïne Lucie n’est pas particulièrement “fragile”. On ne l’imagine pas la cible idéale pour une secte. Pourquoi ce choix?
C’est délibéré. Je ne voulais un personnage caricatural donc désespéré. Elle est issue d’une famille aisée, est conservatrice dans un musée. C’est un personnage “moyen”, sans qua- lité particulière. Elle souffre d’un vide intense. Elle évolue dans un monde indifférent. Elle se raccroche alors au premier groupe humain qui lui montre de l’affection. Il y a une grande soif de reconnaissance chez elle.
Votre gourou n’est pas très charismatique au départ. Est-ce conforme à la réalité?
Oui, c’est frappant dans les témoignages sur Jo Di Mambro du temple Solaire. Ça ne l’empêche pas d’avoir une aura sur les adeptes. C’est pour cela que je souhaitais que ce personnage soit vu à travers le regard de mon héroïne. C’est elle qui projette sur cet homme des qualités qui n’existent pas. Il n’a pas d’allure, une voix douce… Mais l’héroïne l’idéalise et le sublime. Elle est un peu naïve. Elle n’est d’ail- leurs pas totalement innocente à sa chute, c’est une victime qui pourrait réagir mais qui ne le fait pas.
Comment avez-vous travaillé pour comprendre cette emprise sectaire ?
Je me suis beaucoup documentée. Il y a une bibliographie savante, avec des ouvrages sociologiques, théologiques, juridiques… Elle compte beaucoup de données objectives mais elle ne rend pas compte du vécu des adeptes. J’ai donc aussi lu les témoignages des membres de l’Ordre du Temple Solaire ou du Mandarom. On se rend compte alors que la réalité est beaucoup plus invraisemblable que ce que je raconte… C’est délirant.
Vous souhaitiez donc proposer une sorte de témoignage?
Non, car je n’atteindrai jamais la vérité du témoignage réel. Je voulais reconstruire une trajectoire pour montrer la progressivité de l’engagement. Mon défi littéraire a été de marquer les étapes de l’évolution de l’héroïne, comme dans une analyse, pour montrer comme le processus est insidieux et sournois. Les barrières ne tombent pas brutalement mais petit à petit. L’emprise est progressive, jusqu’à devenir totale.
Ce premier roman vous a-t-il donné envie de poursuivre cette aventure littéraire ?
Oui. J’ai un deuxième roman en préparation. Je suis en discussion avec mon éditrice. J’ai envie d’évoquer un autre univers, celui des ZAD et des Zadistes.
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