“Partager nos failles nous rapproche”

Diane Dupré La Tour

Des restaurants participatifs où les convives préparent ensemble des repas, constitués de produits bio et locaux, dans une ambiance conviviale, et vendus à prix libre. C’est la recette des Petites Cantines lancées par la Lyonnaise Diane Dupré La Tour qui raconte cette aventure et se confie dans son livre Comme à la Maison paru aux Editions Actes Sud. Elle donne aussi la plume à des convives qu’elle a rencontrés et qui livrent leur propre regard sur les Petites Cantines et le cheminement de sa fondatrice. Propos recueillis par Lionel Favrot

On découvre dans votre livre que vous avez été victime de violences conjugales et que vous alliez vous séparer de votre mari quand il a eu son accident de voiture mortel, accident dans lequel vos enfants ont été blessés. Et vous lancez une association, les Petites Cantines, basée sur l’ouverture et la confiance vis-à-vis des autres… Cela peut paraître paradoxal car votre confiance avait été trahie !
Diane Dupré de la Tour : Dans notre société occidentale, on définit la raison, les émotions mais la confiance reste un impensé. Cette expérience de vie m’a permis de déconstruire tout un imaginaire autour de la confiance et d’en reconstruire un autre. On a tendance à considérer la confiance comme quelque chose qui se gagne car tout dépendrait du comportement de l’autre. En fait, elle dépend de nous. Elle se donne. Le philosophe Marc Hunyadi dit très bien que la confiance est un pari sur le comportement des autres. A un moment, il y a un saut dans le vide. C’est un renoncement à sa toute-puissance. Accorder sa confiance ne nous garantit pas une sécurité. Cela vaut pour les personnes mais aussi face aux institutions ou face aux modèles socio-économiques.

On oublie que la confiance est à la base d’une vie en société ?
Oui, le sociologue et ethnologue Marcel Mauss a démontré dans les années 20 que les sociétés premières étaient fondées sur le paradigme du don. Ces écrits ont été revisités par le sociologue contemporain Alain Caillet qui les a structurés autour de quatre verbes: demander, donner, recevoir et rendre. Mon parcours de vie et l’expérience des Petites Cantines me laissent à penser que ces quatre verbes sont beaucoup plus à la racine du lien social que ces idées de contrat et de gagnant-gagnant qui structurent aujourd’hui les interactions dans nos sociétés, à l’échelle individuelle et collective. La confiance est un pari sur nos propres attentes qui n’exclut pas un comportement différent en face. A chaque crise de société, il y a un pic de productions des chercheurs sur la confiance car on se souvient qu’elle structure notre relation au monde.

Avez-vous appris sur vous-même en écrivant ce livre ?
Oui, ce livre est une expérience de décentrement de soi que j’essaye de ne pas théoriser mais de donner à vivre. Je donne la parole à plusieurs convives des Petites Cantines, y compris un voisin qui m’a connu avant la mort de mon mari. On voit que j’étais dans ma bulle. Avec ce livre, j’ai voulu apprendre pourquoi j’étais restée dans cette situation-là. La peur de la solitude, la difficulté à poser ses limites… Dans ce livre, j’explore des relations toxiques et d’autres plus lumineuses pour comprendre pourquoi j’y vais, pourquoi j’en sors, ou pas. Cette expérience de décentrement c’est aussi un chemin direct vers soi comme le disait le philosophe Paul Ricoeur.

Sans faire référence à tous ces penseurs, comme expliquer le décentrement ?
Dire simplement qu’il y a d’autres manières de voir le monde, qu’on a tous besoin du regard des autres pour comprendre la complexité du monde qui nous entoure, si on prend le temps de dialoguer au-delà de la culture du clash malheureusement largement développée aujourd’hui, si on prend le temps de lire, de s’écouter… C’est comme un kaléidoscope. Seul, on ne voit qu’un petit bout de la lorgnette.

Vous-même, le phénomène Metoo vous a aidée à libérer cette parole ?
Les faits dont je témoigne datent d’il y a 15 ans, c’était avant la révolution des mentalités qui m’a clairement aidée à prendre la parole. Ces faits malheureusement banals concernent tous les milieux sociaux et ils ne sont pas visibles de l’extérieur. Mon mari était quelqu’un de tiraillé. On a tous plusieurs facettes. La violence naît d’un sentiment d’impuissance et il est d’autant plus fort quand on est face à une personne qui a une énergie vi- tale qu’on n’arrive pas à avoir soi-même. A l’époque, les barrières étaient à la fois en moi et à l’extérieur. J’avais essayé de poser des mots mais je n’avais pas réussi. Je ne pense pas que je suis une Diane différente de l’époque. J’ai simplement plus appris sur l’art de la relation.

Vous n’aviez jamais parlé de ces violences avant ce livre ?
Je n’avais partagé cela qu’avec mon environnement familial et amical. Dix ans après, le temps a fait son œuvre. En partie. Je voulais aussi déconstruire l’image lisse de la réussite des Petites Cantines, le restaurant participa- tif lancé par une veuve aidée par ses voisins qui s’est reconstruite.

C’est l’image qu’en ont donnée les médias pour valoriser votre action…
Les médias sont toujours à la recherche de storytelling et ils manquent aussi de place et de moyens. Leurs modèles économiques ne sont pas non plus très confortables. Ce n’est pas à vous que je vais l’apprendre ! Du coup, les médias vont au plus simple et ils tombent dans une forme d’héroïsation individuelle qui ne donne pas la clé ni les ingrédients de : pourquoi ça marche les Petites Cantines. Ce n’est pas mon parcours de vie.

Alors pourquoi les Petites Cantines fonctionnent selon vous ?
Parce qu’il y a un modèle qui repose sur la capacité à dire “j’ai besoin de toi”, donc à faire confiance aux autres et à s’appuyer sur l’intelligence collective. C’est parce que cette force-là est activée que ce modèle, même s’il est fragile, se révèle robuste dans le temps comme le dit le biologiste Olivier Hamant, auteur de la 3e voie du Vivant. Mon livre reflète une image plus juste des Petites Cantines. Nos projets reposent aussi sur nos fragilités. Il ne faut pas avoir peur. Partager simplement nos failles nous rapproche les uns des autres.

Vous écrivez qu’on peut faire de grandes choses avec des gens qu’on connaît peu, presque davantage qu’avec des proches. C’est aussi assez contre-intuitif !
C’est ce que le sociologue Mark Granovetter appelle la force des liens faibles. C’est aussi à l’origine du succès des Petites Cantines. On est en permanence à la recherche d’une certaine sécurité alors que c’est plus la conséquence de la confiance qu’un préalable. Même un simple achat chez un commerçant est un acte de confiance dans le sérieux de son travail et la qualité de son produit. L’idée est de rendre visibles tous ces petits et grands actes de confiance

Vous-même, qu’apprenez-vous encore sur la confiance et le lien social ?
Avec ce livre, je découvre le milieu des librairies indépendantes. Ce sont des formidables passeurs d’histoire et je rencontre des gens très différents, y compris des gens qui pourraient paraître comme des marginaux, et qui sont en réalité de très grands lecteurs.Très cultivés.

Vous pratiquez une certaine introspection et en même temps, on ne vous sent pas fan de tout ce qui tourne autour de la mode du développement personnel…
Parce que l’approche moralisatrice me paraît un terrain glissant. Sur le thème c’est bien ou pas bien de faire confiance, bien ou pas bien d’être solidaire, blablabla… je préfère l’approche rationnelle. Agir uniquement en fonction de ses intérêts individuels, cela ne marche pas. Mais il faut pouvoir sortir d’un certain conditionne- ment. Dans un supermarché, je suis pressée comme tout le monde, je regarde le prix au kilo pour choisir des pro- duits et je passe au plus vite en caisse. Sans parler à per- sonne. Quand je pousse la porte des Petites Cantines, je m’attends à un comportement fondé sur le non-ju- gement, la bienveillance, l’entraide… et je vais me com- porter comme cela. Plus on ouvrira des espaces où on est explicite sur les attentes de ces comportements, plus les gens agiront dans ce sens. On a un pouvoir d’agir sur nos interactions. Bien supérieur à ce qu’on imagine.

Les Petites Cantines se développent dans un contexte où chacun croit être déjà ultra- connecté avec les autres grâce aux réseaux sociaux. Comment l’expliquez-vous ?
Par la proximité, géographique et humaine des Petites Cantines. On n’est ni indifférents ni insultants. Quand on entre dans une cantine, on apprend à enlever ses chaussures pour ne pas écraser ce qui est beau chez l’autre. C’est ce qui m’émerveille au quotidien.

Comment s’est passé l’essaimage après la période de lancement à Vaise?
On n’a pas été pro-actifs sur l’essaimage. Ce sont plutôt les gens qui nous ont sollicités par le bouche-à-oreille. Après Vaise et Perrache à Lyon, c’est à Croix, près de Lille, qu’une cantine s’est ouverte. Au début, on ne savait pas s’il était préférable de développer de nouvelles Petites Cantines en filiales ou en autonomie. Comme on n’a pas de parti-pris, on a essayé les deux. La crise du Covid a démontré que l’autonomie était plus robuste car les décisions étaient beaucoup plus rapides tout comme l’adaptation aux dynamiques partenariales locales. Finalement, par souci d’efficacité, en créant un seul conseil d’administration pour plusieurs Petites Cantines, on avait créé de la complexité et de la dépendance.

La méthode retenue aujourd’hui si on veut ouvrir une nouvelle cantine ?
Une communauté apprenante. On accueille les mijoteurs, c’est-à-dire les porteurs de projets, pour voir si c’est le bon moment et quels rôles ils vont assumer. On leur met à disposition une boîte à outils et des développeurs de talents qui vont les accompagner individuellement et collectivement. Aucune cantine ne s’ouvre seule. Non seulement il y a toujours un collectif autour d’un projet local mais plus globalement, les mijoteurs rejoignent une promo’ pour se lancer ensemble. On a deux sessions de trois ou quatre projets, en mars et en octobre. Le chemin pour lancer une cantine, est aussi beau que le résultat.

Vous qui souhaitez vous appuyer sur la confiance, comment réagissez-vous à la montée des extrêmes ?
La question n’est pas de diaboliser tel ou tel parti mais de comprendre quelles expériences sociales expliquent ces votes. Un quart des Français se sent abandonné ou inutile. Ce sentiment d’exclusion qui les pousse eux- mêmes à exclure les autres, est récupéré par des partis politiques prétendant apporter des solutions. Que nous disent ces électeurs RN ? Regardez-nous ! Considérez-nous! C’est un message à certaines élites dans leur bulle.

Lancer une cantine participative implique une démarche économique, notamment de levée de fonds, de gestion… Ce n’est pas à la portée de tout le monde…
Les porteurs de projets sont prêts à essayer car ils voient que des personnes qui n’avaient jamais ouvert ni géré de restaurants participatifs ont réussi, ils se disent que c’est possible. On leur explique comment trouver les 200 000€ d’investissement pour se lancer auprès de partenaires, à trouver un local, faire leurs travaux, le cahier des charges pour l’architecte, recruter un responsable de cantines, gérer ensuite en autofinancement… Chacun met son grain de sel et la mayonnaise prend.

On sent dans votre livre l’ancienne journaliste économique car vous avez identifié 440 villes de plus de 20 000 habitants où il vous paraît possible d’ouvrir des Petites Cantines… C’est votre plan de développement ?
Il faut être à la fois architecte et jardinier. Architecte car il faut des fondations solides, structurées… Même en cuisine participative, on organise les postes de travail sinon c’est le bazar ! Quand c’est flou, il y a de la confusion et de la friction. Et un peu jardinier car on n’a jamais fait pousser une salade en tirant sur ses feuilles. Il y a une part d’imprévu. On ne cherche pas à tirer des plans volontaristes sur la comète mais à créer un terreau favorable.

Vous racontez la surprise des banquiers quand vous êtes allée présenter votre projet de restaurant à prix libre. En fait, il y a quand même une stratégie ?
Oui. Cette stratégie de prix libre se pilote. On ne peut pas parler de prix juste car si on ne donne que 2€ pour entrée-plat-dessert-café, tout cela en local et bio, sans oublier un travail de préparation, ce n’est pas juste. Il n’est pas non plus question de savoir si on est plus solidaire en fonction de ce qu’on paye. C’est à la personne qui tient la caisse, de gérer son rapport à l’incertitude. Si la qualité d’accueil et les interactions sont celles attendues, que la personne n’a pas eu à jouer un rôle et qu’elle repart avec une belle expérience émotionnelle, le modèle fonctionne. Les Petites Cantines sont trans- parentes sur la structure de coût. On donne une fourchette de ce que cela nous coûte sans cacher les subventions qu’on reçoit.

Toutes les Petites Cantines fonctionnent ?
Aujourd’hui, on a 14 Petites Cantines ouvertes. Un tiers est dans une situation économique vaillante tout en restant à but non lucratif, un tiers se retrouve sur la brèche c’est-à-dire que cela passe juste, parfois grâce à la bonne trésorerie de l’année précédente, et un tiers beaucoup plus en difficulté. Pour un projet avant tout humain porté par des bénévoles, ce n’est pas surpre- nant. Il y a besoin de transition. C’est là que le réseau joue un rôle. On prend soin de ceux qui prennent soin des autres.

Comment les Petites Cantines s’en sortent par exemple ?
Elles diversifient leur activité en privatisant leur restaurant pour des entreprises de leur quartier qui organisent des évènements des Team Building. Elles vendent aussi des produits, par exemple des confitures faites à partir d’invendus, ou des tabliers. Chaque cantine doit atteindre l’autonomie financière. Quant à l’association des Petites Cantines elle-même, elle se finance avec 80 % de subventions privées ou publiques et 20 % d’autofinancement. Ce qui est fragilisant dans le contexte actuel, de fluctuation politique et économique. Aujourd’hui, j’ai besoin de rencontrer de grands philanthropes et des entrepreneurs qui acceptent de se pencher avec nous sur notre modèle pour nous aider à augmenter notre autofinancement. On a une culture entrepreneuriale réelle mais on doit développer notre autonomie financière. On cherche un accompagne- ment sur cinq ans.

Diane Dupré La Tour: Comment à la maison, éditions Actes Sud, 143 pages, 16,50 €.

EN KIOSQUE

VERSION NUMERIQUE Journaux.fr COMMANDER

Directement chez vous

+ HORS SERIES

S’ABONNER

VOTRE PUBLICITE

Welcome Back!

Login to your account below

Retrieve your password

Please enter your username or email address to reset your password.

Add New Playlist

Panier0
Il n'y a pas d'articles dans le panier !
Continuer les achats
0