“Si on veut chercher un dirigeant fasciste, il faut regarder Narendra Modi…“

Auteur d’un livre caractérisant les principales “tribus” politiques, le philosophe lyonnais Jean-Noël Dumont avait abordé, dans un entretien accordé à Mag2Lyon, le cas du dirigeant indien reçu aujourd’hui par Emmanuel Macron à l’occasion des cérémonies du 14 juillet.
Titre de cette interview : 
“C’est l’acclamation qui fait les dictatures”.

 

Quels sont les fondements de la politique ? Qu’est-ce qui caractérise les principales “tribus” politiques : socialistes, libéraux, conservateurs, fascistes, anarchistes… ? Dans son dernier livre, le philosophe lyonnais Jean-Noël Dumont aborde ces questions de manière très didactique. Pour Mag2Lyon, il a accepté d’expliquer sa démarche mais aussi de débattre de ses choix et d’analyser le paysage politique actuel. Par Lionel Favrot

Votre livre traite de cinq grandes doctrines politiques mais le titre en couverture cible le fascisme, c’est pour être plus accrocheur ?
Jean-Noël Dumont : C’est effectivement un titre d’éditeur mais il se justifie car j’ai écrit ce livre pour sortir la politique de l’invective, de la violence et des caricatures. Et la principale insulte, c’est de traiter son adversaire de fasciste ! On s’est tous fait un jour traiter de fasciste. La politique est une des activités les plus nobles de l’homme car elle aborde des enjeux essentiels. C’est d’autant plus regrettable que les échanges restent très souvent au niveau des égouts.

Au fond, c’est un ouvrage très pédagogique…
Exactement. Le rôle des philosophes, c’est de reconduire une idée jusqu’à l’interrogation qui l’a fait naître. J’ai voulu montrer ce qui motivait ces cinq doctrines politiques. C’est différent d’un ouvrage de sciences politiques et d’histoire des idées. En résumé, quand je vois un socialiste, je veux savoir quelle question il se pose et comment sa question peut être la mienne. Au fond, c’est la démarche de Socrate qui posait des questions aux gens pour les faire descendre de leur posture et les faire passer de l’opinion à la philosophie.

Vous établissez un lien très fort entre la politique et le pouvoir de la parole. C’est le fondement de la politique ?
Oui, la politique, c’est quand un homme exerce un pouvoir sur un autre et le met en mouvement par sa simple parole. Le plus souvent, on ne s’aperçoit même plus qu’on obéit à ces consignes muettes mais bien réelles qu’on résume le plus souvent par le terme de moeurs. Exemple : quand le féminisme dénonce une certaine domination masculine dans la société, il met en évidence ce pouvoir et soulève justement une question politique.

On subit une forme de mimétisme sans en être conscient ?
Oui, Gabriel Tarde, qui a été un des premiers sociologues français au XIXe siècle, a dégagé l’imitation comme fondement de nos sociétés. C’est une des conditions du vivre ensemble. Si chacun laissait totalement court à sa fantaisie individuelle, ce serait très difficile à vivre ! Mais la politique, c’est aussi ouvrir des débats.

C’est parce que le pouvoir politique est basé sur la parole que des tribuns peuvent enflammer des masses comme on l’a vu avec les dictateurs du XXe siècle ?
Oui, c’est pour cela que j’ai mis en couverture une photo d’une foule à Hambourg, en Allemagne, en 1936, où un seul homme refuse de faire le salut fasciste. Il croise les bras. Cet homme, August Landmesser, a eu beaucoup d’ennuis par la suite. Quand nous applaudissons, nous sommes dans une emprise collective. C’est pour cela que je mets en avant la phrase d’Alain que j’aime beaucoup : “N’acclamez point ! L’acclamation a fait les maux de tous les peuples.” Ne pas applaudir nécessite une discipline intérieure car on est emporté par l’ambiance. Au fond, toute la vie politique relève du dialogue entre l’individu et la collectivité. Il faut toujours être prêt à être celui qui désobéira.

Dans votre livre, on voit que même dans les utopies les plus émancipatrices, le recours à la violence contre les ennemis de cette utopie n’est pas tabou… Pas de pouvoir politique sans violence ?
La difficulté de la politique, même si on a pour horizon l’accord des esprits, c’est qu’on ne peut pas faire l’économied e la force. C’est pourquoi je qualifie le fascisme et l’anarchisme de refus ou d’esquives de la politique plutôt que de doctrines politiques comme les trois autres. Au fond, l’un et l’autre veulent échapper à la force. Le fascisme par l’enthousiasme, l’amour et la dévotion à un chef dont on accepte tout. Je cite Mussolini qui se fait applaudir quand il déclare “chercher des hommes brutaux”. Et l’anarchisme qui suppose un accord spontané de tous. Ce qui n’a pas empêché fascistes et anarchistes d’être violents avec leurs opposants.

C’est pour cela qu’on parle de violence légitime déléguée à l’État dans une démocratie, pour éviter des règlements de compte ?
Oui. Le philosophe Max Weber a même défini le pouvoir comme le monopole de la force légitime. Mais cet usage ne reste pas longtemps légitime aux yeux de tous. C’est ce qui rend noble l’exercice de la politique car cela consiste à reprendre constamment les raisons que nous avons de vivre ensemble, de commander et d’obéir. C’est donc important de mettre en lumière ce recours à la force, de savoir qui l’exerce, au nom de qui et de quoi, et comment on peut le remettre en question.

Votre objectif, c’est de montrer l’apport de chaque profil politique au débat. Quel est l’intérêt du conservateur ?
Le conservateur considère que le lien social n’est pas construit mais qu’il est précédé par des traditions et des habitudes. Il nous recommande d’y être attentifs et de ne pas faire voler tout cela en éclat. Une forme de prudence pour préserver notre bien commun. Mais le conservateur a perdu d’avance.

Pourquoi le conservateur est un perdant ?
Parce que même si un conservateur apprend à ses enfants la bourrée auvergnate, la technique fera tout voler en éclat. Hier, dès qu’un gamin avait un vélomoteur, il allait découvrir le monde. Aujourd’hui, c’est encore plus évident avec les téléphones portables. Ce qui explique peut-être pourquoi c’est la doctrine la moins connue des cinq que j’aborde dans ce livre. Qui, aujourd’hui, connaît Burke, le plus grand penseur conservateur ?

Qu’a apporté le socialisme selon vous ?
Je résume cela au concept de volonté générale théorisé par Rousseau. Le socialisme considère que nous sommes dans une société en construction pour s’éloigner de notre état sauvage et qu’on sera vraiment des individus quand cette société sera achevée. L’homme est perfectible et en progrès. On devient humain en devenant des êtres sociaux. Il faut donc lutter contre les inégalités entre les hommes.

Et le libéralisme, qu’est-ce qui le caractérise ?
L’intérêt général qui découlerait des intérêts individuels. En fait, le libéral considère que l’intérêt est une notion indépassable. Pour lui, l’erreur des anarchistes, est justement d’oublier que chacun défend son intérêt. Nier l’intérêt dans la sphère politique c’est aussi absurde que de nier le désir dans la sphère sexuelle. Plutôt que de lutter violemment contre ces intérêts individuels, un libéral nous conseille de composer avec.

Ce positionnement est aujourd’hui surtout synonyme de libéralisme économique !
Oui, mais c’est une caricature de cette doctrine. Les grands penseurs libéraux s’attachent à toutes les libertés : la liberté de conscience, la liberté de la presse, la liberté de circuler…

On pourrait vous reprocher d’avoir une vision obsolète de la politique car vous n’avez pas écrit de chapitre “qu’est-ce qu’un écologiste ?”…
Parce que l’écologie est pour moi plus récente dans le paysage politique que ces cinq doctrines.

Pourtant, dès les débuts de l’ère industrielle, et même avant, des hommes ont voulu protéger la nature pour préserver l’avenir de l’homme…
Vous m’invitez à reréfléchir à cette question. En fait, je me demande s’il est légitime que l’écologie soit un parti. C’est pour moi une question politique transversale qui peut être traitée différemment par chacune des cinq doctrines politiques. Tout comme les questions de l’éducation, de l’économie, du social… J’aurais donc dû étudier comment ces cinq doctrines politiques considèrent le rapport à la nature. Vous avez peut-être trouvé un angle mort de mon livre !

Que faites-vous des partis écologistes et des élus écologistes qui ont gagné des élections en 2020 ?
Peut-être que je ne les connais pas assez mais quand j’écoute les débats sur la Zone à faibles émissions par exemple, je ne vois personne qui en tire une théorie globale sur la vie de la Cité. Je ne vois pas non plus de positionnement particulier des écologistes sur l’éducation par exemple. J’écoute les déclarations généreuses de certains de leurs dirigeants et d’autres qui me paraissent plus cocasses mais quand je discute avec leurs électeurs, je vois surtout des gens qui sont mécontents des autres partis politiques.

Que pensez-vous de tous les débats actuels autour de la crise climatique ?
Je m’émerveille sur la capacité d’anticipation de la science pour nous dire ce qui va advenir si on ne réagit pas face à certains phénomènes. Ce qui est intéressant dans l’écologie, c’est cette prise de conscience d’une Humanité au-delà des frontières et des cultures régionales pour nous mettre face à une communauté de destin. C’est l’idée que le nuage de Tchernobyl ne s’arrête pas à l’Alsace. L’écologie contribue puissamment à nous faire prendre conscience qu’il faut penser à l’horizon d’une seule Humanité. D’ailleurs, c’était la volonté originelle du socialiste Jean Jaurès de penser la politique sur le plan de l’Humanité, et c’est le nom qu’il a donné à son journal.

Quand on parle de dépolitisation des jeunes tout en les voyant s’engager pour certaines causes, comment vous l’expliquez ?
Que le champ politique, ce n’est pas que l’exercice du pouvoir. De même qu’on peut avoir un dépassement des enjeux politiques par le religieux, on peut voir des jeunes s’engager dans l’humanitaire. Mais le pouvoir politique leur échappera s’ils ne l’exercent pas réellement avec toutes ces prérogatives.

Si on vous demande quel parti représente aujourd’hui ces profils politiques, vous répondez quoi pour le socialisme par exemple ?
Il me semble que c’est la France Insoumise et Jean-Luc Mélenchon qui représentent la forme la plus pure du socialisme c’est-à-dire qu’ils s’attachent non pas aux droits formels mais aux droits réels des individus. En effet, le socialisme considère que c’est une mystification de dire à certains d’entre nous qu’ils appartiennent à cette société s’ils en sont exclus. Exemple : on dit qu’on a tous droit à l’éducation ou au logement mais concrètement quels moyens on a pour y accéder ?

Et le Parti socialiste qui porte pourtant le nom de cette doctrine ?
Moi, je ne sais plus bien où ils sont politiquement et je ne sais pas s’ils le savent eux-mêmes. Peut-être que je ne regarde pas assez toutes leurs déclarations !

Où situez-vous Emmanuel Macron ?
C’est un libéral bon teint. Il évolue car des questions nouvelles se posent à lui mais ses réponses relèvent toujours du libéralisme.

Même son interventionnisme “quoi qu’il en coûte” pendant la crise du Covid ?
Oui, c’était une parenthèse pour lui.

Pourtant, Macron a émergé politiquement aux côtés d’un président socialiste ?
François Hollande m’a toujours semblé relever du libéralisme malgré ses déclarations contre la finance et les riches qui n’étaient que des effets de discours.

Le Rassemblement national est-il un parti fasciste ?
Non. Je vois pourquoi on peut supposer qu’il l’est mais il n’a pas les marqueurs du fascisme qui sont les interventions violentes, avec des corps armés explicites ou cachés, un refus des institutions… Si on veut contester leurs analyses et leurs propositions, on peut se contenter de dire qu’elles sont fausses, stupides ou inapplicables.

Leurs opposants rappellent que plusieurs dictateurs se sont fait élire démocratiquement au départ…
Je ne dis pas que, plus ou moins secrètement, certains cadres ou militants RN n’ont pas de la nostalgie pour les périodes fascistes du XXe siècle mais les discours de leurs représentants n’exaltent pas la violence. Ceux qui les comparent aux fascistes du XXe siècle, oublient toutes leurs violences qui ont précédé leur prise du pouvoir. Exemple avec la marche sur Rome de Mussolini en Italie pour casser du gréviste. Le RN, tout comme Miloni en Italie, me semblent donc des conservateurs. Si on veut chercher un dirigeant fasciste, il faut regarder le dirigeant hindou Narendra Modi qui s’en prend aux musulmans. Lui en a tous les attributs.

Et les groupuscules violents d’extrême-droite très vivaces dans le Vieux-Lyon dont plusieurs députés, de différentes sensibilités, exigent la dissolution du fait leur violence justement ?
Ces gens s’exaltent aux sons des drapeaux et des clairons mais cela me semble vraiment très marginal. J’espère que je ne me trompe pas.

Au final, votre recommandation de ne pas acclamer aveuglément, c’est l’ “Indignez-vous ! ” de Stéphane Hessel ?

Non. Une fois qu’on s’est indigné face à une injustice par exemple, on fait quoi ? L’indignation est une posture. Pour résumer ma pensée, je vais encore me référer à Alain qui a écrit un beau livre : “Le citoyen contre le pouvoir”. Pour lui, le rôle du citoyen n’est pas de suivre le pouvoir mais de le contrôler en faisant la gueule et en croisant les bras. En vérifiant son action, sa gestion et si les promesses sont tenues ! Car c’est l’acclamation qui fait les dictatures.

“La philo éclaire la ville”
Jean-Noël Dumont a fondé le Collège supérieur qui organise régulièrement des conférences mais aussi, une fois par an, le festival “La philo éclaire la ville”. Programme détaillé des prochaines conférences à partir du 19 septembre prochain, sur www.collegesuperieur.com

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Un pouvoir relatif
Dans ce livre, Jean-Noël Dumont étudie les rapports de chacun de ces cinq profils politiques avec la religion.

C’est parce que vous êtes croyant que la religion est présente dans chaque chapitre ?
Jean-Noël Dumont : J’ai la chance d’être croyant. Mais si je fais cette analyse, c’est parce que la religion, en donnant la finalité ultime de l’Homme, pose les doctrines politiques comme relatives. Toute notre histoire est faite de désobéissances sublimes face au pouvoir politique du moment. Ces désobéissances sont en fait des obéissances à un ordre supérieur. Tout politique gagnerait à considérer qu’il n’est pas dépositaire du sens ultime de la destinée des hommes mais qu’il exerce un pouvoir relatif. Ce qui impose une certaine modestie.
Même les anarchistes qui clament ni Dieu ni Maître sont influencés par le religieux ?
Oui. Quand on lit les anarchistes comme Proudhon et Bakounine, on voit en eux une inquiétude spirituelle qui explique aussi leur générosité et leur goût de la liberté. Ce qu’ils veulent dire, c’est que notre vie ne doit pas s’arrêter à des calculs d’opportunités ni à un calcul des biens, des pertes et des profits. Quand on évoque l’immortalité de l’âme, on se dit que notre destinée va au-delà de ce que nous gérons de manière relative.
Mais vous ne voulez pas que la religion domine la politique ?
Non. Les religions doivent conserver de l’autorité pour montrer une direction. Même le sociologue Marcel Gauchet, qui n’est pas croyant, le reconnaît. Exemple : on voit régulièrement des belligérants accepter qu’un religieux les mette en dialogue pour retrouver la paix. Ce qui veut dire qu’ils considèrent que son autorité dépasse leur pouvoir de gestion. Mais ce respect doit être réciproque : le religieux ne doit pas utiliser les ressorts du pouvoir. Quand on mélange politique et religion, on arrive toujours à des abominations.

Entretien paru dans Mag2Lyon N°152
www.mag2lyon.fr/produit/mag2-lyon-de-janvier-2023/
Photo @Eric Soudan

 

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