Les campagnes votent RN, les banlieues populaires préfèrent LFI, les secteurs aisés suivent encore Macron et les villes votent écologistes… Les résumés, pas totalement faux, mais simplistes, ont fleuri depuis l’élection européenne du 9 juin. La dissolution de l’Assemblée nationale avec une campagne électorale éclair a ajouté à la confusion. Les résultats des élections législatives pourraient encore réserver des surprises. Mais, au- delà, quelles leçons tirer de ce scrutin pour l’avenir?
Mag2Lyon a souhaité approfondir le sujet avec Emmanuel Buisson-Fenet président de Nouvelles Rives, un think tank lyonnais qui veut faciliter le dialogue entre le monde académique et le monde politique. Ce normalien et professeur de sciences sociales au lycée du Parc, analyse les résultats de ces élections au niveau des quartiers grâce aux IRIS, des unités sociologiques définies par l’Insee. Une grille d’étude originale et surtout beaucoup plus fine pour décrypter les évolutions électorales que le découpage administratif des communes. Et pour identifier ce qui fait voter RN. Par Lionel Favrot
(Cette analyse publiée dans le Mag2Lyon 167, après les élections européennes et avant les élections législatives, garde toute sa pertinence pour décrypter les ressorts du vote RN.)
A quoi correspondent ces “Ilots regroupés pour l’information statistique” que vous utilisez pour décrypter les tendances électorales?
Emmanuel Buisson-Fenet : Définis par l’INSEE pour la plupart des communes qui dépassent 5000 habitants, ces unités localisées de 2 000 habitants rassemblent des renseignements sociologiques détaillés : logement, emploi, structure familiale… Croiser ces informations avec les résultats des bureaux de vote correspondants, permet d’analyser les comportements électoraux à l’échelle des quartiers. On l’a fait pour les élections présidentielle et législative de 2022.
Quel est l’intérêt de cette approche ?
Cela évite deux pièges du commentaire politique. Le premier, le “classisme”, qui est de dire que tout s’explique par la classe sociale. C’est absolument faux aujourd’hui. Le deuxième, le “géographisme”, qui est d’affirmer qu’en fait c’est le lieu d’habitation qui conditionne principalement les votes.
Un exemple de divergences que votre analyse met en avant ?
Les ouvriers des quartiers populaires de Mions, une commune du sud-est de la Métropole, votent fortement RN. Au contraire, les ouvriers des Minguettes à Vénissieux, votent pour la gauche, en particulier la France Insoumise.
Ce qui pourrait s’expliquer par la composition sociologique avec davantage de descendants d’immigrés à Vénissieux avec un rejet assez logique de l’extrême-droite…
Oui, mais si on croise ces critères, pour ceux qui ont la nationalité française, on constate davantage une différence selon le type d’occupation du logement. Un ouvrier locataire va plutôt voter extrême-gauche et un ouvrier propriétaire va plutôt voter extrême-droite.
C’est donc une erreur d’opposer les votes des riches et des pauvres comme on le voit encore dans les discours ou les commentaires politiques?
Oui. Il y a un vote très spécifique des classes populaires propriétaires dans le péri-urbain. En France, la propriété n’est pas réservée aux classes aisées. Plus de la moitié des Français sont propriétaires. Des familles vont habiter loin de Lyon pour avoir un logement à eux. Ce qu’on appelle en sociologie les classes populaires intégrées car ces familles ont des salaires stables.
Une autre fracture sociologique corrélée avec le vote d’extrême-droite?
L’ancienneté dans son logement. Un électeur qui habite depuis plusieurs décennies dans un quartier aux rotations faibles, évolue dans un voisinage où on se connaît très bien, a peut-être plus de défiance vis-à-vis des immigrés. Et c’est là où les votes RN sont les plus élevés.
Du coup, quand certains journalistes s’étonnent que des villages du Beaujolais ou de la Dombes votent fortement RN alors qu’ils ne subissent pas l’insécurité des grandes villes, ils passent à côté de cette explication?
Oui. Et, en même temps, il faut rappeler que cette insécurité ne leur est pas totalement inconnue car ils vont régulièrement dans la Métropole de Lyon voire même presque tous les jours s’ils y travaillent. Ce n’est donc pas une insécurité fantasmée comme certains l’affirment, même s’ils ne la vivent pas au quotidien.
Finalement, qu’est-ce qui caractérise pour vous ce vote RN?
Je qualifierais le vote RN d’un vote de frontière, d’électeurs qui observent avec inquiétude l’évolution des grandes villes. Si je compare à mon univers urbain, je sors tous les jours en vélo dans mon quartier où je croise toutes les catégories de la population. Ce sont mes voisins.
D’autres critères sociologiques caractéristiques du vote RN en secteurs péri-urbains?
Les diplômes. Plus il y a de non-diplômés dans un quartier, c’est-à-dire sans même un CAP, plus l’inquiétude des habitants pour leur avenir est forte, et plus le vote RN est impor- tant. Il y a aussi la desserte en transports en commun. Si une commune est mal desservie et que ses habitants mettent une heure pour aller travailler à Lyon en voiture, le vote RN est également important. D’autant plus que l’usage de la voiture renforce l’isolement des péri-urbains. S’ils font 30 km au volant de leur voiture en écoutant la radio, ils n’ont pas la même perception du monde qu’une personne utilisant les transports en commun au milieu de tout le monde.
“La ZFE contribue à la distanciation entre ces habitants du péri-urbain qui votent RN et ceux qui leur semblent «au-dessus» : les élites, les urbains, les écolos… Ils sont aussi très critiques vis-à-vis des gens « en- dessous » qui sont pour eux des assistés”
La Zone à Faibles Emissions, et ses restrictions vis-à-vis des voitures anciennes les plus polluantes, jouent aussi dans ce vote RN? Malgré les primes de l’Etat ?
Oui la ZFE contribue à la distanciation entre ces habitants du péri-urbain et ceux qui leur semblent “au-dessus” et qui décident pour eux : les élites, les urbains, les écolos etc… Ces habitants du péri-urbain qui votent RN, sont aussi très critiques vis-à-vis des gens “en-dessous” qui sont pour eux des assistés. Leur état d’esprit c’est: au-dessus de nous on nous méprise, en-dessous de nous: on profite de nous. Le sentiment que les politiques publiques bénéficient toujours à d’autres que soi.
Le vote RN, c’est aussi la conséquence d’un déséquilibre d’investissements publics entre les grandes villes et leurs périphéries?
Oui. Dans nos réflexions à Nouvelles Rives, on a très vite identifié l’investissement massif en transports en commun comme le moyen le plus efficace pour que ces territoires périphériques ne se sentent pas exclus. Aujourd’hui, habiter en centre-ville est extrêmement valorisé par les politiques publiques. Exemple : les investissements pour le vélo. On peut bien sûr y être favorables mais cet argent est dépensé en faveur des urbains.
Les primes diverses pour changer de voitures par exemple, ne compensent pas ce sentiment ?
Non. Elles ne visent pas le bon territoire. Les aides de la Métropole par exemple, qui s’ajoutent à celles de l’Etat, concernent les habitants du Grand Lyon. Personnellement, je vis en centre-ville et je peux tout faire en vélo. Je ne me sens pas concerné. Mais l’ouvrier qui vit à l’Est et travaille à l’Ouest va devoir prendre sa voiture car les déplacements de banlieue à banlieue sont encore peu efficaces en transports en commun. Ce qu’il faudrait c’est que cet électorat qui se sent délaissé, ait au contraire le sentiment que les dépenses publiques amènent les transports en commun jusqu’à lui.
D’autres enjeux que les transports ?
L’éducation. Les habitants des banlieues et du péri-urbain, par ailleurs peu diplômés, considèrent que l’école publique de leur quartier ne va peut-être pas assurer un bel avenir à leurs enfants et qu’eux-mêmes n’ont pas les ressources pour compenser cet état de fait. Certains se payent des écoles privées pour s’extraire de leur quartier. En revanche, un habitant du même quartier plus diplômé, peut se dire qu’il pourra rattraper à la maison d’éventuelles déficiences d’une école de quartier grâce à son propre bagage culturel. Ce sentiment d’exclusion alimente aussi le vote RN.
No Ghetto réclame une politique scolaire plus équilibrée dans la Métropole. Certains responsables de cette association révèlent avoir eux-mêmes placé leurs enfants dans le privé pour échapper à l’ambiance de leur quartier…
Oui, on a travaillé avec eux à Nouvelles Rives. Il faut se rappeler qu’a la création de la Métropole de Lyon dans sa version actuelle, en 2015, quand elle a récupéré les compétences du Département du Rhône sur son territoire, on nous avait dit que ce serait l’occasion d’innover politiquement. Parce que, justement, elle allait rassembler l’économique et le social. Et faire de grandes choses. Mais on n’a rien vu venir. Pourtant, rétablir la confiance dans l’Education Nationale est décisif. Cette inquiétude nourrit le vote RN.
Cette poussée du RN aux élections européennes ne vous surprend donc pas?
Non car cela s’inscrit dans une poussée progressive du RN déjà détectée en 2022 où il apparaissait pour certains élec-teurs comme la seule alternative au macronisme. On a vu le vote RN s’étendre à certains quartiers de l’Est lyonnais et atteindre les banlieues résidentielles qui votaient auparavant encore plutôt Macron ou LR.
Les analyses qui opposent les votes métropolitains et péri-urbains vous semblent aussi inadaptés?
Oui toutes les analyses opposant les votes métropolitains et péri-urbains me paraissent grossières. Il y a plusieurs votes métropolitains et plusieurs votes péri-urbains ! Autre exemple: les Etats-Unis et la Duchère, deux quartiers de Lyon, situés l’un dans le 8e arrondissement, l’autre dans le 9e, votent exactement comme des banlieues. En revanche, les quartiers résidentiels des villes dites de banlieues, y compris à l’Est, votent très différemment.
Cette explication par le type d’occupation du logement, propriétaires et locataires, fonctionne aussi pour les classes aisées?
Oui. Si on compare les votes des Monts d’Or et de l’Ouest lyonnais avec celui du centre de Lyon, on retrouve les mêmes différences. Les classes aisées du centre de Lyon votent plutôt gauche ou écologiste alors que celles des Monts d’Or et de l’Ouest sont plus tournées vers les macronistes ou LR.
“Ces habitants des territoires ruraux qui votent écolo, se sont, en majorité, volontairement éloignés des villes. Ils vivent dans ces villages pour avoir accès à une alimentation locale de qualité”
Pourtant, il y a des territoires ruraux qui votent plutôt gauche et écolo…
Oui, c’est très sensible dans la Drôme où des territoires comme le Diois votent écologistes et ont même élu une députée EELV alors que d’autres, situés à proximité, votent RN. Ces habitants qui votent écolo, se situent dans une logique néo-rurale. Ils se sont, en majorité, volontairement éloignés des villes. Ils n’ont pas fui la ville car l’habitat est moins cher. Ils vivent dans ces villages pour avoir accès à une alimentation locale de qualité, souvent bio, et à des artisans locaux. Certains viennent pour travailler eux-mêmes dans des secteurs d’activités alternatifs. On retrouve également cette dynamique presque communautaire dans des villages des Monts du Lyonnais.
Qu’est-ce qui distingue le village dont les habitants se sentent délaissés, d’un autre village où ils ont l’impression de vivre au paradis ?
Les éléments qui rendent attractif un village ? Les commerces n’ont jamais disparu, la vie associative est riche, l’histoire est teintée, politique ou religieusement, de modération…. A l’inverse, le village qui se vit comme la banlieue résidentielle d’une grande ville, vote davantage RN.
Avez-vous étudié les abstentionnistes?
Oui. On s’aperçoit que c’est beaucoup corrélé à la structure familiale. Des ouvriers, artisans et commerçants habitant en périphérie, et en difficultés économiques, vont voter RN. Ce qu’on associe souvent à un vote protestataire. Au contraire, la mère célibataire élevant seule ses enfants, ne vote même plus.
Aujourd’hui, certains politologues affirment que le vote extrême-droite n’est plus protestataire, mais que c’est aussi un vote d’adhésion ?
Oui, effectivement. Une partie de ses électeurs applique une grille lecture politique raciste qui a une base économique. En résumé, ils considèrent que leur baisse de pouvoir d’achat s’explique par la présence d’étrangers qui coûtent trop cher au budget de l’Etat. A ce thème du pouvoir d’achat très haut dans les préoccupations des Français, s’ajoutent la désindus- trialisation, les importations, le déficit de l’Etat… On peut contester cette analyse mais c’est une vision construite et articulée.
“Il faut vraiment éviter la vision misérabiliste et un peu naïve selon laquelle les classes populaires ne savent pas ce qu’elles font. Ce qui consiste à dire que les électeurs RN sont juste des protestataires qui n’ont rien compris”
Le vote RN ne va pas s’évanouir ?
Non. Il faut vraiment éviter la vision misérabiliste et un peu naïve selon laquelle les classes populaires ne savent pas ce qu’elles font. Ce qui consiste à dire que les électeurs RN sont juste des protestataires qui n’ont rien compris. Le racisme n’est pas absent chez ces électeurs. Même si le sentiment d’abandon par les pouvoirs publics accentue ce vote, amélio- rer cette situation ne fera pas disparaitre le vote RN. D’autant qu’il y a désormais un effet discours majoritaire dans ces villages qui votent RN. Quand je les interroge, ces habitants me disent souvent d’arrêter de les prendre pour des gens “étranges” car c’est une perception d’urbain. Autour d’eux, beaucoup pensent comme eux, affirment-ils.
Vous voulez dire qu’on commence à voter RN comme ces voisins…
En tout cas, c’est leur message: nos votes sont sérieux. On n’est plus du tout dans les années 1990 où le vote RN était encore “coupable”.
Est-ce qu’on peut sérieusement réaliser des projections électorales à partir de ce scrutin européen compte-tenu de la volatilité actuelle de l’électorat ?
On aura de très nombreuses configurations complexes dans les 577 circonscriptions. D’autant qu’on passe d’une bipolarisation à une tripartition électorale qui peut provoquer un basculement inattendu. On a trois blocs : le RN et l’extrême- droite, la gauche dont LFI et une sorte de centre autour de Renaissance et certains LR. Ce qui pourrait provoquer, s’il y a une participation suffisante pour permettre à non pas deux, mais trois candidats d’aller au second tour, de nombreuses triangulaires favorables au RN. D’ailleurs, la limite du Nou- veau Front Populaire c’est peut-être de se situer dans une bipolarisation gauche-droite qui n’existe plus.
A qui profitent ces triangulaires?
Cette configuration électorale favorise la minorité la plus organisée. En l’occurence le RN. Même s’il ne dépasse pas les 50 % dans de nombreuses circonscriptions, il constitue très souvent un bloc de 30 %. La grande erreur de Macron aura sans doute été de détruire les partis sans en reconstituer un lui-même. Or, un parti est d’abord une machine électorale. Et là encore, le parti le mieux organisé actuellement c’est le RN.
Pourtant, le RN a longtemps été un parti centralisé et peu représenté localement avec des candidats fantômes parachutés de partout pour juste récupérer une vote d’étiquette !
Cela a changé. Même à Lyon, quand on milite, on côtoie des militants RN au quotidien.
Pourtant, le RN reste minoritaire à Lyon…
Globalement oui mais ce qui est marquant, c’est qu’il n’y a plus de votes RN résiduels. Même à la Croix-Rousse, il dépasse les 10 %. Prendre seulement les électeurs RN pour des râleurs qui reviendront un jour forcément à la raison, c’est une erreur.
Une mobilisation plus forte pour les législatives peut aussi changer la donne?
Oui, d’ailleurs quand je parle de triangulaires, je pense qu’il y aura des triangulaires visibles avec trois candidats présents au second tour, mais aussi des triangulaires avec un troisième candidat qui sera l’abstention. Vous avez différents types d’abstention. Pour certains électeurs, elle reflète une démobilisation. Pour d’autres, c’est une abstention stratégique. Il y aura des triangulaires de l’abstention avec des électeurs de la troisième force absente du second tour qui ne vont pas voter. Par exemple des électeurs du Nouveau Front Populaire ou de la Macronie, qui n’iront pas soutenir un concurrent pour faire barrage au candidat RN. Or, ce sont ces reports de voix entre partis adversaires du RN, même s’ils étaient devenus de plus en plus fragiles, qui l’empêchaient jusque là de gagner. Tous ces éléments renforcent ce climat d’incertitude électorale.
———-ET LES MUNICIPALES ? ———-
Le résultat des Européennes n’est pas un désaveu pour la coalition menée par Grégory Doucet à la Ville de Lyon. La totalité des votes PS, LFI et EELV la place en tête à Lyon avec 47 % des voix suivie par les macronistes (15,78 %), le RN (13,46 %), LR (9,40 %) et Reconquête (5,42 %). Mais les écologistes ont déjà fait beaucoup mieux à des élections européennes. L’opposition municipale peut-elle rebondir sur ces résultats ? Difficile car les écologistes auraient beau jeu de lui répliquer que si on s’en tient à ces élections européennes, les maires LR de plusieurs villes de l’agglomération seraient en danger. Or, les piètres scores de LR à ces Européennes ne remettent pas en cause l’ancrage de ces élus. LR dépasse les 15 % dans quelques communes : Saint-Didier-au-Mont-d’Or, Ecully, Saint-Cyr-au-Mont- d’Or, Charbonnières-les-Bains, Dardilly et Lissieu. La Majorité Présidentielle est en tête à Charbonnières-les-Bains (25,85 %), Saint-Didier-au-Mont-d’Or (25,84 %), Poleymieux-au-Mont-d’Or (21,47 %), ou Curis-au-Mont-d’Or (19,24 %). Mais à Saint-Romain- au-Mont-d’Or c’est la liste PS (20,07 %) qui devance de peu le RN et la Majorité Présidentielle.
Le RN dépasse les 50 % dans certaines communes du Beaujolais, de l’Ouest et de la Vallée du Rhône mais Lyon et
ses banlieues Est ont voté plutôt à gauche. Du coup, au global, dans l’ensemble du Rhône, le RN fait nettement moins qu’au niveau national (23,66 % contre 31,37 %), au contraire de ses concurrents qui font mieux, surtout LFI avec 14,11 % dans le Rhône contre 9,89 % nationalement grâce à des villes comme Vaulx-en-Velin (48,16 %), Saint-Priest (24,45 %), Rillieux-la-Pape (22,24 %) et Villefranche-sur-Saône (16,05 %). LR fait aussi mieux dans le Rhône qu’en France (9,22 % contre 7,25 %), de même que EELV (7,35 % contre 5,5 %), le PS (14,53 % contre 13,83 %) et même la Majorité Présidentielle (15,49 % contre 14,6 %).